Les batailles à venir sur les normes comptables

Les normes IFRS (ou International Financial Reporting Standards) ont été mises en place en 2005 et remplacent les précédentes normes internationales (IAS : International Accounting Standards), existant depuis 1973. Ces normes soulèvent à la fois des enjeux de pilotage et de gouvernance, mais aussi de valorisation des groupes européens côtés, dans le cadre d’investissements internationaux (IDE). Si les montants de ces derniers ont fortement reculé en 2020, ils peuvent cependant donner lieu à des prises de participation défavorables à la souveraineté des entreprises et des Etats européens.

L’année 2020 a subi les effets économiques de la pandémie Covid, qui se font sentir sur la valorisation des entreprises internationales. Dans ce contexte et dans une situation où les investissements directs à l’étranger sont en forte baisse, le recours à des normes communes et partagées d’informations financières doit permettre de conserver des règles équitables du jeu concurrentiel. Or l’Europe, pionnière dans le domaine de la normalisation (via IASB et la conception de normes IFRS à portée globalisante) semble manquer l’occasion de consolider un acquis de soft power, face à des puissances concurrentes, très actives diplomatiquement : la Chine et les Etats-Unis.

Apports des normes IFRS aux systèmes financiers de valorisation internationaux

Les normes IFRS représentent une volonté internationale de coordination des informations des groupes internationaux, avec pour enjeu principal affiché d’ « établir les états financiers des groupes et harmoniser les comptes de l’ensemble de leurs filiales internationales, quel que soit le pays dans lequel la filiale est établie » (Revue Française comptabilité, mars 2013).

Ces normes ont pour objectif d’instaurer un modèle comptable harmonisé, afin de favoriser les échanges internationaux. Des règlements européens sont venus transposer les normes comptables internationales au sein de l’UE (par exemple le règlement 1606/2002 du 19 juillet 2002), ce qui a fait peser sur les entreprises de nombreuses mutations. En 2020 (juin), 143 pays utilisent le référentiel IFRS (98% des pays européens et 92% des pays du Moyen-Orient). A noter la coexistence de normes US GAAP (Generaly accepted accounting practices) et PR China Gaap. Les normes IFRS ne visent pas à remplacer les normes comptables nationales (dédiées au recouvrement de l’impôt et au calcul de la richesse nationale produite - PIB, via la comptabilité nationale).

L’enjeu principal d’un référentiel international sur les informations financières est de standardiser le plus possible les informations transmises par les groupes internationaux entre les trois grandes zones économiques mondiales (Europe, Amérique Nord, Asie-Chine). Cette volonté de normalisation s’articule avec les enjeux de régulation des échanges commerciaux que l’OMC cherche à réguler : la transmission d’une information standardisée doit permettre de réaliser des opérations financières de rachat d’entreprise, sur une base équitable, pour tous les investisseurs, banques, institutionnels ou firmes commerciales ou industrielles.

 

Les principales critiques contre une vision principalement anglo-saxonne

Les premières critiques importantes ont été formulées après la crise de 2009, pendant laquelle les normes IFRS et en particulier le recours systématique à la « Fair Value » seraient pour certains auteurs (Rapport Stiglitz) à la source de difficultés systémiques (dégradation de la valeur des actifs de l’ensemble des bilans). Cet effet systémique se doublerait d’un effet d’amplification sur les économies mondiales, via l’assèchement des possibilités d’emprunt, pour des banques dont la capitalisation avait fortement diminué, en lien avec les effets de diminution de valeur de parts survalorisées (sub-primes). A cette époque et sous la pression combinée des grandes banques européennes mais aussi de la Commission Européenne, les règles de valorisation des titres ont été assouplies, afin de limiter l’effet pénalisant pour les premières, entachant l’image de l’IASB de complaisance intra-européenne.

Par ailleurs, la question de l’amortissement du « goodwill » (survaleur d’acquisition de sociétés, valorisant certains actifs organisationnels ou immatériels comme la réputation), reste en suspens, avec des enjeux de dévalorisation potentielle de valeurs, en particulier sur les valeurs européennes. Une situation d’autant plus préoccupante que les survaleurs d’acquisition sont très concentrées dans les comptes des plus grandes entreprises européennes cotées. Un tel traitement affaiblirait sensiblement (-30%) les fonds propres (compensation des baisses de valeurs d’actifs financiers) au moment où les entreprises font face aux difficultés liées à la crise économique liée au SarsCov2.

Il en va de même de la dernière norme en critique (IFRS 16 sur la comptabilisation des locations, entendues sous une forme élargie, y compris crédits-bails). Cette norme a été discutée pendant une décennie, avant mise en application obligatoire (processus habituel IFRS / IASB) en Europe à fin 2019. Portant sur une standardisation de toutes les opérations de « location » (mobilière ou financière, elle conduit à conférer le même statut aux opérations de crédit-bail, ces dernières étant pourtant considérées comme un financement à part entière par les entreprises européennes. Les pratiques américaines (US Gaap -Generally Admitted Accounting Practises) évitant cet écueil, la situation créée défavoriserait les entreprises européennes… Elle favorise des opérations de rachat par des groupes nord-américains, fondés sur une valorisation moins importante des cibles (Ex. Couche-tard sur Carrefour). L’impact est considérable et conduit les entreprises à intégrer 3 000 Mds USD de valeurs de contrats de location dans les bilans des entreprises européennes, dégradant les ratios de dettes sur capitaux propres et de dettes / actifs, rendant l’accès aux financements plus difficile pour ces entreprises… et créant un désavantage concurrentiel par rapport aux entreprises américaines ou asiatiques, pour lesquelles les obligations sont moins strictes (intégration volontaire aux USA ; intégration sous conditions pour les entreprises chinoises, en particulier à capitaux étatiques). L’effet a été amplifié par l’influence complémentaire des agences de notations financières, principalement nord-américaines.

Si ces critiques ont entraîné débats, elles n’ont pas pour autant annulé l’entrée en vigueur des normes édictées, mais ont parfois ralenti leur adoption, en fonction du pouvoir incitatif des différents acteurs et de leurs enjeux.

Une coopération qui profite aux Etats-Unis

L’organisme en charge de la standardisation des normes comptables internationales est l’IASB (International Accounting Standard Board), fondation de droit américain, établie sur le sol anglais.

Ses financeurs principaux sont situés en Europe : sur un budget de 20,3 M GBP en 2019, 8 proviennent de donateurs européens (UE : 4.1 M$ ; France : 862 K£ ; UK : 847 K£ ; Allemagne : 683 K£ ; Italie : 658 K£ ; autres : 660 K£), 4.7 M£ proviennent des Etats-Unis (dont 4 M£ pour les principaux cabinets comptables), 6.1 M£ de l’Asie (dont 2.5 M£ des institutions publiques ou privées chinoises et 3.6 M£ des autres pays asiatiques -Inde, Japon, Corée du Sud et Australie-Nouvelle Zélande-). Cette prédominance reflète le caractère européo-centré initial de l’institution IASB. En 2001, la Commission Européenne a entériné une obligation pour les entreprises cotées en Europe de respecter les normes IFRS à partir de janvier 2005.

L’implication américaine étatique semble donc inférieure à celle des européens, mais l’influence anglo-saxonne est très importante, à la fois via le nombre d’administrateurs au comité (13 membres : quatre Européens, quatre Asiatiques, quatre Américains, un Africain), via le financement et le rôle direct et indirect des grands cabinets dans l’élaboration des normes, et via le maintien d’un système de référence propre, à la fois concurrent et juxtaposé au système prôné par l’IASB (US Gaap, China Gaap). Cette situation profite aux entreprises cotées aux Etats-Unis. Par exemple : CNHI, cotée en Europe -NL- et aux Etats-Unis, publie ses comptes sous les deux référentiels IFRS et US Gaap.

L’adoption plus ou moins rapide des normes IFRS apparaît cependant liée à la fois à la proximité des organes IASB ou des pays les mettant en œuvre, et à la possibilité d’influer sur ces normes en interne, au sein de l’IASB. Les pays hors Europe se sont donc positionnés par rapport à la prééminence européenne apparente sur des normes dont l’objectif est de viser une reconnaissance et application universelle. C’est le cas des deux autres zones majeures, dans lesquelles les Etats-Unis et la Chine ont mené des réflexions associées, mais aussi parallèles à l’objectif de standardisation mondialisée IFRS / IASB.

 

Un jeu d’influence à l’échelle planétaire

Le gain majeur dans les jeux d’influence liés à la définition des critères et calendriers de mise en œuvre d’une convergence vers les normes IFRS a été réalisé par les Chinois. Il porte sur trois aspects sensibles de l’information transmise dans les reportings IFRS. Les européens (et américains) ont accepté des spécificités chinoises liées aux entreprises / groupes[i] dont le capital est détenu en majorité par l’Etat… avec de fait une remise en cause presque directe de la portée universelle voulue par l’IASB, en particulier dans le domaine de la transparence[ii] et de la comparabilité des affichages financiers dans les transactions et rachats d’entreprises (Revised IAS 24, 2009). Un domaine dans lequel les groupes chinois ont été particulièrement actifs ces dernières années, en particulier quant aux rachats de technologies ou de prises de participations dans des acteurs industriels ou commerciaux (rachat de Kuka, accords Fincantieri, approche de CNH I par Faw pour le rachat de sa division Iveco). Dans cette perspective, la comparabilité des données est peu pertinente, même si l’entreprise « cible » est certaine de la solvabilité en dernier ressort de l’acquéreur.

De fait et par une approche orientée vers la négociation de leurs intérêts mieux comprise, les régulateurs chinois ont aussi obtenu deux autres concessions importantes, sur la réversibilité des impairments sur valeurs financières (conservation des valeurs d’acquisition comme base, ce qui évite de dégrader la valeur des bilans financiers, en lien avec la prééminence accordée au résultat opérationnel sur le critère d’endettement) et sur l’absence de prise en compte de la « fair value » dans l’estimation des actifs financiers détenus, là aussi avec un effet important sur les dégradations de performances en particulier dans la crise de 2009 (Ramanna 2013) et sans doute au cours de la crise liée à la pandémie de sarsCov2. En particulier, la recherche de puissance chinoise par l’influence se reflète dans les initiatives de définitions de standards financiers, pour l’ensemble des pays entrant dans le périmètre des « nouvelles routes de la soie » (BRI belt and road initiative) sans mention explicite vis-à-vis des systèmes IFRS ou des institutions liées à l’IASB (novembre 2019).

Les évolutions de la position des Etats-Unis sont plus subtiles, passant d’une attitude fondée sur une attitude volontariste durant les décennies 1990 et 2000, à un repli durant la décennie 2010, y compris pendant les années Obama. L’attitude volontariste initiale des Etats Unis était fondée sur trois critères principaux : une supériorité technique initiale (prééminence et forte expérience antérieure de la FASB sur le sujet, y compris dans la constitution de l’IASC) ; la conscience de l’existence du plus grand marché financier mondial (même si la Chine et à moindre incidence, l’Europe, montaient en puissance) ; une convergence des enjeux de normalisation à l’échelle mondiale entre FASB et IASC puis IASB. Ces trois éléments engendraient une confiance dans la capacité à maîtriser les destinées de l’IASB et des normes IFRS, fondées en grand part sur des concepts empruntés à la SEC et à la FSAB, ainsi que le sentiment partagé de l’importance « missionnaire » d’étendre les bienfaits (y compris dans l’intérêt bien compris US) d’une normalisation des référentiels d’informations financière au niveau mondial.

Cette orientation a sensiblement évolué au cours de la décennie 2010, sous l’effet de deux craintes : risques de favoriser des systèmes financiers radicaux et surtout risques associés à la croissance de l’importance financière de la Chine (détentrice des plus fortes réserves financières mondiales) et des fonds souverains peu contrôlables par les régulateurs US. Les concessions accordées sous « contrainte financière » à la Chine (2007-2009), pour l’associer partiellement au système de normes IFRS expliquent peut-être aussi ces évolutions. Partis d’une situation de leaders assumés, mais en retrait du système IFRS, les Etats-Unis ont adopté une attitude de repli isolationniste, au profit des ambitions chinoises, mais au détriment des européens.

Les Européens sont perdants

Les Européens ont créé une institution qui combine plusieurs difficultés :

  • Il s’agit d’une application plutôt rigide au sein de l’Union européenne à partir de 2005 (pour des enjeux de cohérence de mise en œuvre), qui conduit à mettre en difficultés potentielles les entreprises cotées en Europe.
  • En raison des effets sur leur valorisation, l’approche est plus conciliante avec des membres externes plus récents comme la Chine ou les Etat-Unis, qui ont à la fois conservé des référentiels propres concurrents, tout en œuvrant pour modifier de manière parfois sensible (et préjudiciable) l’application des normes à leur propre profit par exceptions.
  • Face à des Etats structurés voire autoritaires, il semble que la lenteur de prise de décision par consensus européen ne permette pas de se poser en position de force pour de telles négociations, d’autant plus que les grands cabinets comptables sont parties prenantes de l’élaboration des normes (ne serait ce que par l’importance de leur financement de l’IASB).Or ces grands cabinets sont d’obédience anglo-saxonne (seul cabinet majeur finançant IASB : Mazars, pour 200 K$), relayant une vision liée à la Common Law, plutôt qu’aux approches européo-centrées.

 

Dans cette configuration, l’effet sur la souveraineté européenne (à construire) et sur la capacité d’influer sur les évolutions de normes internationales est défavorable, à la fois du fait du retrait relatif des Etats-Unis, qui pilotent leur implication directement en fonction de leurs intérêts au sens strict, et du fait des concessions faites auprès des chinois, qui ont pour effet de limiter la portée « universelle » des normes IFRS, en particulier dans un cadre au sein duquel d’autres formes de finance que les approches occidentales se développent, notamment via les développements de systèmes de financement communautaires, y compris s’appuyant sur des approches radicales fondées sur le système de la charia.

La résilience des sociétés occidentales à l’issue la crise économico-sanitaire 2020-2021 peut être à la fois le révélateur des efforts et des difficultés européennes dans la défense de leur souveraineté individuelle, mais aussi collective (plan de relance au niveau européen). La question de l’incidence de cette résilience économique sur la capacité européenne à conserver une position forte d’influence sur la définition des normes futures et leur extension reste posée en revanche.

 

 Michel Sapina
Auditeur de la 35ème promotion MSIE

 

[i] A titre d’exemple, les déclarations de Tencent dans son rapport intermédiaire premier semestre 2020 : « The Company’s management believes that the non-IFRS financial measures provide investors with useful supplementary information to assess the performance of the Group’s core operations by excluding certain non-cash items and certain impact of M&A transactions. In addition, non-IFRS adjustments include relevant non-IFRS adjustments for the Group’s major associates based on available published financials of the relevant major associates, or estimates made by the Company’s management based on available information, certain expectations, assumptions and premises »

[ii] En fait, la question des références aux intrications de capital avec l’Etat chinois (NDR le PCC) a été défendue sur le fait que son application n’était tout simplement pas envisageable, même d’un point de vue de l’information requise : elle aurait demandé des centaines de pages supplémentaires dans les rapports financiers, par ailleurs peu exploitables. l’IASB a donc octroyé une clause d’exemption pour les liens étatiques en 2009 (K. Ramanna : the International Politics of IFRS Harmonization, Accounting, Economics and Law, N°2, Avril 2013)

Sources complémentaires :