Les câbles sous-marins : nouvel échiquier du conflit américano-chinois

Imaginez un monde dépourvu de connectivité numérique, où il ne serait plus possible de voir les infos, visualiser une série ou encore communiquer avec sa famille et ses amis. Les relations internationales et nationales seraient bouleversées par une telle coupure. Aussi apocalyptique que cela puisse paraître, ceci serait une conséquence bien réelle si un des acteurs du monde des câbles sous-marins décidait d’utiliser ce puissant levier d’influence sociale, économique et surtout politique. L’importance de ces dynamiques est encore trop souvent méconnue et sous-estimée. Ainsi, dans cet article nous observerons le rôle déterminant du rapport de force américano-chinois sur l’échiquier des câbles sous-marins et essayerons de comprendre lequel de ces deux géants sortira vainqueur de ce conflit et façonnera l’internet des années 2030.

Enjeux et risques

Comme bien souvent, les premiers développements de nouvelles technologies sont menés dans une optique de progrès humain. C’est également le cas pour les câbles sous-marins.
Le premier câble fut déposé au fond de la manche en 1851 afin de relier télégraphiquement la France et le Royaume-Uni, une grande avancée pour l’époque. Mais avec le développement de cette technologie apparurent également les premières tentations de contrôle à des fins politiques ou conflictuelles. Ce fut le cas en 1898 lorsque les Américains coupèrent les câbles connectant les Philippines afin d’isoler les communications de ce pays dans le contexte de la guerre hispano-américaine. A l’époque où ces câbles télégraphiques se sont transformés en câbles téléphoniques, ce fût au tour de l’Allemagne de couper les câbles de communication des Alliés dans le contexte de la première guerre mondiale.

L’année 1988 amène les premiers câbles de fibre optique reliant les continents européens et américains, développement qui explosa avec l’avènement d’internet à la fin des années 1990. Les attaques modernes débutent en 2017, lorsque la Russie utilise ce levier d’influence en coupant plusieurs câbles occidentaux, démontrant ainsi la facilité déconcertante de la réalisation de ce type d’attaque.

Les câbles sous-marins connectent aujourd’hui 95% de la connectivité mondiale, qui transite à travers plus de 400 câbles totalisant 1.3 million de kilomètres parcourus au fond des abysses. On estime que 10.000 milliards de dollars de transactions financières et des milliards de données circulent à travers ces câbles chaque jour. C’est également le cas pour le système SWIFT, principal système d’échanges de la finance mondiale.

Les risques associés à cette technologie s’orientent sur trois axes. Le premier axe constitue le volume croissant de données transitant par ces câbles qui peuvent inciter un état à espionner ou à perturber ce trafic. La NSA depuis 1998 et la DGSE depuis 2008 surveillent ces données par exemple. Le second axe découle de l’intensité capitalistique nécessaire à la réalisation de ces câbles. En effet ils nécessitent souvent des consortiums d’acteurs internationaux différents, allant des industriels, aux ports et aux propriétaires des câbles. Cette diversité permet de réduire les coûts mais multiplie aussi les risques d’infiltration d’un acteur mal intentionné en cas de conflit. Le dernier axe est le risque d’espionnage, qui nécessite soit des sous-marins spécialisés qui peuvent « écouter » un câble ou le saboter (technologie américaine, chinoise et russe) soit une infiltration du point le plus vulnérable du câble : la station d’atterrissage pouvant se transformer en foyer d’espions. Les zones géographiques de ces risques sont également multiples. Ainsi, la destination des câbles, les pays dans lesquels ils transitent et l’identité des exploitants des câbles sont tous également à prendre en compte et témoignent de la multiplicité des risques dans ce secteur aux enjeux croissants.

Les acteurs impliqués : les Etats-Unis

En tant que pays à l’origine de l’internet, les Etats-Unis ont su anticiper l’importance de cette nouvelle technologie et de ses infrastructures dans le nouvel ordre mondial. Ils se positionnent encore comme l’acteur majeur de cette industrie, 80% des flux mondiaux transitant par les Etats-Unis et une grande partie des serveurs et datacenter y étant situés.

En termes industriels, le géant TE Subcom est l’une des plus grandes entreprises poseuses de câbles au monde, mais ce sont surtout les entreprises qui collectent les données transitant à travers ces câbles qui sont en forte progression d’influence. Les GAFAM sont ainsi passés de 5 à 50% de contrôle du marché des câbles transatlantiques en l’espace de 4 ans. En effet ces géants américains ont aujourd’hui développé les capacités financières pour construire leurs propres câbles, comme le câble Google Dunant qui relie la France aux USA. La NSA surveille également étroitement ces données depuis 1995. Les révélations de l’affaire Snowden ont mis en alerte les autres états sur l’ampleur des programmes de surveillance numérique que les Etats-Unis ont déployé sur le reste du monde, pays ennemis comme alliés. De ce fait, les Etats-Unis demeurent toujours l’acteur clé de cette industrie et en dérivent des bénéfices importants.

Les Etats-Unis disposent également d’une forte organisation de réglementation considérée comme le gendarme du monde numérique : la Federal Communications Commission (FCC) qui sert de levier juridique pour protéger les intérêts américains dans ce secteur ou attaquer des organisations hostiles aux développements américains.

Stratégies américaines

Les Américains se perçoivent comme les régulateurs des infrastructures numériques mondiales. Ils continuent à employer des stratégies offensives, notamment avec le développement des GAFAM dans ce secteur et en remportant des appels d’offres par le biais d’alliances, comme avec l’Australie dans le contexte du conflit du contrôle numérique dans le Pacifique et la mer de Chine. Les Etats-Unis n’hésitent pas à échafauder des alliances dans le secteur pour déjouer des offres chinoises alléchantes, au grand dam de la Chine, qui décrit ces manœuvres comme « de la coercition économique américaine ».

Les Etats-Unis travaillent également sur des stratégies défensives qui cherchent à sécuriser les infrastructures numériques sous-marines, à punir d’éventuels actes destructeurs et à réduire l’influence Chinoise. C’est ainsi que l’administration maritime Américaine a développé les programmes « International Propeller Club » et « Small Shipyard Grant Program » qui visent à maintenir une marine marchande capable d’intervenir et de sécuriser les câbles sous-marins dans différents contextes d’urgence. Le rôle de la FCC est également très important dans la stratégie défensive américaine. C’est ainsi que cette organisation a réussi à décrédibiliser Huawei en 2019 sur les bases de l’historique d’espionnage de cette entreprise, et à l’empêcher d’exercer sur le territoire américain. La FCC compte également examiner de plus près ses câbles américains ayant des points d’atterrissage dans des pays « ennemis », comme les quatre câbles qui relient les USA et la Chine qui sont partiellement détenus par des entreprises chinoises. La FCC a également réussi à avorter en 2020 le projet du câble PLCN de Facebook et Google qui ambitionnait de connecter les Etats-Unis d’Amérique avec Hong-Kong, pour des raisons de sécurité nationale, ce qui témoigne de la puissance de cette organisation. Ce gendarme numérique avait également réussi à empêcher en 2021 les géant numérique Chinois, China Mobile, d’opérer sur son territoire en gardant également China Telecom et China Unicom en ligne de mire.

La réduction de la dépendances vis-à-vis de la Chine

Après les révélations de l’affaire Snowden en 2013, de nombreux Etats ont cherché à réduire leur dépendance numérique aux Etats-Unis. Les projets de Belt Road Initiative (BRI) et de Digital Silk Road (DSR) Chinois offrirent une solution alternative attractive pour financer des infrastructures internet, particulièrement dans les pays en développement, notamment en Afrique. La Chine a cherché à s’octroyer une part de plus en plus importante de l’échiquier numérique, en ouvrant des Datacenter en Europe et en poussant les BATX à rivaliser d’influence avec les GAFAM américains.

Les Chinois comptent un bon nombre d’acteurs industriels notamment Huawei Marine Networks et Heng Tong qui se sont hissés rapidement parmi les leaders mondiaux des poseurs de câbles. Ces entreprises chinoises ont pleinement conscience du rôle géopolitique de leurs stratégies d’expansion, et sont réputées proches du Parti Communiste Chinois au pouvoir. Les trois géants des télécommunications chinoises, China Telecom, China Unicom et China Mobile contrôlent 98% de la bande passante chinoise à l’international. Ces trois géants sont propriétaires de 31 nouveaux câbles construits en 2021, une tendance à revoir à la hausse du fait que ces trois entreprises ont annoncé de nouveaux investissements dans cette industrie jusqu’en 2025. L’inauguration en 2021 du câble PEACE par la société Heng Tong, qui relie la Chine à Marseille, en passant par le Pakistan et l’Afrique, est un parfait exemple de l’expansion chinoise et de son influence sur des tiers, notamment l’Europe et l’Afrique. Mais ces projets comportent également des risques, ils ne sont pas plus sûrs que les projets américains et il n’existe pas d’instance régulatrice internationale permettant de contrôler cette guerre numérique.

C’est le ministère de l’Industrie, de l’Information et de la Technologie (MIIT) qui régule les activités numériques chinoises, mais il ne semble pas avoir un effet pouvant rivaliser avec la FCC américaine.

Stratégies chinoises pour poursuivre une certaine forme d'expansionnisme

A la suite du plan « Made in China 2025 », la Chine va poursuivre son expansion et ses investissements pour développer son influence numérique dans le cadre des « China Standards 2035 ».  La Chine voit les câbles sous-marins comme un outil pouvant offrir un avantage stratégique, certainement en cas de conflit futur. Une source officielle du Parti Communiste Chinois explique même que « Les câbles sous-marins sont un business, mais également un champ de bataille informationnel ».

La stratégie chinoise est purement offensive, elle cherche à proposer de généreuses offres de financement des infrastructures et à remporter des appels d’offres en offrant jusqu’à 20% de coûts en moins que ses concurrents. Cette stratégie bien qu’efficace attire également l’œil des régulateurs de pays développés, qui y voient un exemple de prix anti-concurrentiels ou même d’actes de prédation économique.

Dans tous les cas, l’objectif chinois semble clair : devenir la plus grande hyper-puissance mondiale d’ici 2049, année du centenaire du PCC. Toutes les initiatives Chinoises, comme la BRI, la DSR et les China Standards 2030 vont contribuer à ce projet qui passera également par une domination numérique sous-marine.

Vers une guerre "hybride" ?

Comme bon nombre de développements technologiques de l’histoire de l’humanité, le point de départ est noble et cherche à améliorer une situation. Mais les acteurs étatiques y voient un moyen de contrôler l’information et d’influencer les conflits. Ce rapport de force américano-chinois pour le contrôle de ces réseaux de câbles sous-marins, où tous les coups propres à la guerre économique sont permis, s’apparente désormais plutôt à une « guerre hybride ». En effet ce conflit est mi-avoué et mi-secret et il a des effets aux plans juridique, économique, social et géopolitique. Il est également intéressant de constater les effets de ce conflit sur les tiers, comme l’Europe ou l’Afrique, qui ne sont pas acteurs de cette dynamique mais constituent un marché cible. L’Europe se retrouve ici prise entre l’enclume de l’allié historique Américain et le marteau du nouveau partenaire économique chinois.

A l’heure actuelle, nous pouvons déduire que les Américains maintiennent leur avantage concurrentiel car ils font usage de stratégies offensives (alliances stratégiques, GAFAM) et défensives (FCC) pour protéger leur contrôle sur les câbles sous-marins. Mais cette suprématie défensive reflète-t-elle un changement de dynamique qui s’amorce afin de contrer la puissance des stratégies offensives chinoises dans leur quête pour la suprématie mondiale ? Le désir affirmé des Etats-Unis en faveur d’un internet ouvert et sécurisé semble bien irréaliste en vue de ce conflit larvé avec la Chine, sachant qu’il n’y a à ce jour aucune autorité de réglementation et de gouvernance coordonnée autour du contrôle des réseaux de câbles sous-marins. La gouvernance décentralisée et volatile actuelle créée la parfaite brèche dans la ligne de défense américaine dans laquelle les ambitions chinoises vont pouvoir s’engouffrer en vue de pouvoir rivaliser avec la puissance numérique américaine actuelle.

 

Pierre Dupuis (SIE 26 de l’EGE)

Sources complémentaires