Les combats pour la data dans le secteur de la santé: Verily (Google), une stratégie d'alliance qui interroge

Ce qu’on appelle communément la data est devenu au fil des années un enjeu majeur. Ce sujet régulièrement traité par l’EGE sous le prisme de la guerre de l’information par le contenu permet une prise de conscience qui pointe le principal paradoxe auquel nous ayons à faire face : alors que la technologie sous-jacente au traitement de nos données est censée aider l’humain à se développer, les algorithmes, en réalité, en limitant nos choix, nous enferment dans une bulle cognitive de laquelle il est difficile de sortir, empêchant ainsi toute pensée critique, qui pourtant est la véritable essence de l’évolution des individus.

Il y a également, dans le secteur de la santé, des guerres en cours, liées à l’accumulation de données, et motivées par le même idéal d’évolution de l’humanité. Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans cet environnement les mêmes acteurs qui ont initié, il y a près de 20 ans, la révolution du traitement des données. Tous les GAFAM et autres Big Techs conduisent des projets dans le domaine de la santé : Tim Cook (président d’Apple) a déclaré que la « plus grande contribution d’Apple à l’humanité » sera liée à la santé, ce qui en dit long sur les ambitions du groupe qui dispose d’un trésor de guerre de près de $225 Milliards pour alimenter sa stratégie. La fondation Chan Zuckerberg Initiative, du fondateur de Facebook, a elle pour objectif de donner aux scientifiques les moyens nécessaires à l’éradication de toutes les maladies d’ici à 2100. Mais le cas le plus intéressant est celui d’Alphabet, la maison mère de Google, qui a défini une insaisissable mais pour le moins impressionnante stratégie autour du secteur de la santé. Le groupe possède une parfaite maîtrise du domaine de l’Intelligence Artificielle, qui procure un véritable avantage compétitif à sa filiale Verily, spécialisée dans le domaine des sciences du vivant. En étudiant plus spécifiquement cette société et ses interactions sur différents échiquiers, nous allons tenter de déterminer s’il est possible qu’une nouvelle révolution soit en cours dans le monde de la santé.

L’étrange société Verily

Les ambitions de Google dans le secteur de la santé, cachées un temps au sein de Google X, mystérieux laboratoire dirigé par le cofondateur de Google, Sergueï Brin, apparaissent au grand jour en 2015 avec la création de Verily (tout d’abord appelé Google Life Sciences). La société devient alors une filiale à part entière d’Alphabet et est dirigée par le généticien Andrew Conrad. La société développe différentes solutions liées au domaine émergent du «digital health». De manière plus spécifique, elle est très active dans la création de plateformes permettant d’aider la recherche scientifique mais surtout d’améliorer les performances des études cliniques (préambule nécessaire à toutes mise sur le marché de nouveaux médicaments ou vaccins).

Malgré son nom, il n’est pas simple d’en apprendre beaucoup plus sur la société. Les pages Wikipédia dédiées, aussi bien en français qu’en anglais, sont très incomplètes, et ne listent que de manière imprécise tous les investissements, projets ou collaborations, passés ou actuels. En outre il est difficile de déterminer le chiffre d’affaires de la société ou son nombre d’employés. Toutefois l’épidémie de COVID-19 a récemment mis en exergue les bouleversements scientifiques en cours dans le secteur de la santé, contraignant les sociétés liées aux géants du numérique à sortir du bois, permettant d’attirer un peu plus l’attention sur leurs pratiques. A l’origine, un des projets phare de la compagnie, le « Baseline Study » a pour but de « cartographier la santé de l’humanité », vaste programme de 4 années portant sur un échantillon de 10.000 individus, mené en collaboration avec la Duke University School of Medicine et Stanford Medicine. Mais Verily ne s’arrête pas là et affiche clairement ses ambitions dès 2019 : « Aucune entreprise seule ne peut apporter de grands changements au secteur de la santé, alors notre approche est de nous associer à des entreprises majeures des sciences de la vie, des organisations gouvernementales, des systèmes de santé, et des groupes de défense des patients dotés d’expertises accrues dans le domaine». Force est de constater qu’il ne s’agit pas de paroles en l’air tant le nombre de collaborations, avec des investisseurs, des entreprises, des hôpitaux ou des université, est impressionnant. On peut recenser plus de 35 partenariats officiels sur le site web de la société, avec entre autres : Sanofi, Alcon (Novartis), GSK, Sanofi, Johnson & Johnson, Colgate Palmolive, L'Oréal, 3M, Nikon, Procter & Gamble, Nikon, pour ne citer que quelques grands groupes pharmaceutiques ou industriels.

Le contexte économique : la bataille du cloud

La domination du cloud fait l’objet d’une course acharnée, menée par les géants du numérique (Amazon, Microsoft, et Google) et qui laisse peu de place aux acteurs locaux. En effet, pour être efficaces ces sociétés ont besoin de données de qualité, accumulées comme carburant au sein du cloud. Plus la société en possède, plus le moteur de l’Intelligence Artificielle lui permettra d’aller loin, créant de fait un nouveau système de valeur économique. Le cabinet Ernst & Young a tenté d’estimer les données de santé des 55 millions de patients du NHS, le système de santé anglais, une des bases de données les plus homogènes et anciennes grâce à son modèle très centralisé. D’après cette étude, la base de données aurait une valeur intrinsèque de l’ordre de 5 milliard de livres sterling par an, à laquelle il faudrait ajouter 4,6 milliard par an liés aux économies réalisées en traitant de manière optimale ces données grâce, entre autres, à l’intelligence artificielle. DeepMind Health (startup Anglaise rachetée par Alphabet en 2014) fut une des premières sociétés, en 2016, à avoir pu bénéficier de cette véritable mine d’or qui attise les convoitises. A tel point qu’en 2019 le président Trump aurait un moment considéré inclure cette opportunité dans les discussions commerciales entre la Grande Bretagne et les Etats-Unis.

Alphabet a jeté une grande partie de ses forces dans cette bataille en impliquant de manière plus ou moins coordonnée 9 filiales sur un total de 12 dans des projets liés à la santé, brouillant parfois les pistes. Pour améliorer son efficacité, le groupe a donc dû se réorganiser mi-2021 avec la volonté de faire de la santé non plus un simple pôle d’activité, mais le cœur des missions de l’organisation. Cet entrelacement de sociétés ne s’arrête pas aux filiales d’Alphabet ; on peut ainsi prendre l’exemple de sociétés « amies » comme 23andMe, présidée par l’ex-femme de Sergueï Brin (le co-fondateur de Google, à l’origine de Verily) et qui en est lui-même actionnaire. Cette société propose aux particuliers une analyse de leur code génétique, ce qui permet à 23andMe de détenir une base de données nominative de plus de 10 millions de clients américains. Si ces données étaient croisées avec un dossier patient anonymisé mais comportant lui aussi des données génétiques, elles permettraient alors une identification certaine du patient. Dès lors, l’accès à un nombre croissant de base de données devient un véritable enjeu pour ceux qui voudraient un jour croiser les informations.

Le contexte politique : une recherche de puissance

En Europe, le règlement européen sur la protection des données personnelles (RGPD) sert, pour le moment, de garde-frontière permettant d’éviter les dérives du système américain, facilement alimenté par les très nombreux centres de soins privés. Toutefois pour atteindre son objectif, Verily a besoin de données globales afin de pérenniser ses algorithmes prédictifs en incluant les populations de tous les continents, avec leurs spécificités. Nos données lui sont également nécessaires pour alimenter les études cliniques menées sur le territoire européen.

En Europe et notamment en France, il existe pourtant des initiatives, comme celle gérées par Dominique Pon, responsable ministériel au numérique en santé, pour tenter de contrer, tant bien que mal, l’hégémonie des Big Tech et ce, en privilégiant des acteurs locaux. L’Etat commence à prendre conscience de ses responsabilité, comme on le voit avec le récent rétropédalage du gouvernement dans le dossier du Health Data Hub : Microsoft avait été initialement sélectionné pour héberger les données, sans prendre en compte le principe d’extraterritorialité qu’imposent les autorités américaines avec leur « Cloud Act », et qui peut obliger les géants du numérique américains à leur fournir des données même si elles sont hébergées à l’étranger. Toutefois dans une économie mondialisée, il est facile de contourner les garde-fous, et les grands groupes n’hésitent pas à investir pour ce faire dans des startup locales. C’est le cas, par exemple, avec une autre filiale d’Alphabet, Google Ventures, qui a investi dans Owkin, une jeune pousse française dont le but est d’analyser les données médicales pour une meilleure prise en charge des pathologies. L’investissement dans des nouvelles technologies peut alors se doubler d’un cheval de Troie qui permettra, peut-être un jour, de capter de la donnée européenne. Alex Karp , le CEO de Palantir, une entreprise américaine controversée car liée au secteur de la surveillance militaire, et qui investit désormais le secteur de la santé, avec le NHS anglais par exemple, replace clairement la compétition sur l’échiquier politique en déclarant que c’est le pays avec l’IA la plus puissante qui décidera des règles.

Doctolib, la startup qui traite les rendez-vous de santé de près de 50 millions de français, vient récemment d’être mise en face de ses contradictions : Contrairement au discours officiel les données recueillies par la compagnie restent lisibles et donc potentiellement utilisables, soulignant ainsi l’enjeu de la collecte de data, qui pousse les entreprises à influencer voir même manipuler les citoyens ou les pouvoirs publics.

La contre-attaque de la société civile

En 2019, un lanceur d’alerte force Verily à reconnaitre l’existence du projet Nightingale, fruit de la collaboration avec Ascension (le deuxième système privé de soins de santé aux Etats-Unis). La société reconnait alors avoir eu accès à près de 50 millions de dossier patients, sans que ni les patients ni les médecins n’aient étés informés. Ces données comportent, entre autres, les résultats de laboratoires, les diagnostics médicaux, les dossiers d'hospitalisation mais également les noms et dates de naissance des patients. Bien que la société ait confirmé que  «les données des patients ne peuvent pas et ne seront pas combinées avec les données des consommateurs de Google», rien n’est moins sûr dans le futur. D’autant plus que le cas n’est pas isolé et d’autres filiales ont rencontrés des déboires similaires, comme par exemple DeepMind avec le Royal Free Hospital de Londres ou encore Google avec l’université de Chicago. Il est intéressant de noter que dans ce dernier cas les données était bien anonymisées mais les plaignants affirment que Google peut facilement croiser les données patients recueillies avec d’autres informations à disposition de la firme, en utilisant par exemple les données de localisation issues des téléphones.

L’épidémie de COVID-19 s’est transformée en véritable aubaine pour Verily, en lui permettant d’accroitre encore plus rapidement sa base de connaissances. Par contre en se retrouvant en première ligne, Verily a inévitablement subi des revers. C’est le cas en février 2021 ou l’Etat de Californie n’a pas désiré renouveler sa coopération pour la gestion des tests de dépistage du COVID-19. Parmi les critiques qui ont conduit à cette décision, on relève le cout élevé des tests (Verily n’étant pas dans le secteur du diagnostic, elle devait sous-traiter cette activité), mais surtout le fait que la société forçait les patients à utiliser un compte Google pour s’enregistrer. Ainsi alors que le problème lié au traitement des données et notamment à son anonymisation était jusqu’alors plutôt le soucis d’une minorité de citoyens sensibilisés au sujet, l’épidémie a servi de porte-voix à cette partie de la société civile, phénomène relayé puis amplifié par une nombre croissant d’anti-vax, érigés en nouveaux défenseurs de la liberté individuelle. Ainsi l’ONG OpenDemocracy en lutte contre la société américaine Palantir a gagné une importante bataille en 2021, en permettant de mettre fin au contrat entre cette société et le gouvernement anglais.

La norme - Un nouveau champ de bataille

Mais la société Palantir n’a pas abandonné pour autant et a repris sa lutte en débauchant, le responsable de l’intelligence Artificielle du NHS (le system de santé Anglais) et en remportant de nouveaux contrats, lui permettant ainsi de rester connectée au système. Le sujet de la donnée dans le secteur de la santé devient donc de plus en plus sensible, obligeant les acteurs du numérique à se préparer à de nouvelles batailles d’influence, afin d’établir des règles et normes qui leur seront favorables dans les années à venir. Verily ne s’y est pas trompé en débauchant, en 2021, Amy Abernethy, la numéro 2 de la FDA américaine (Food and Drug Administration), et en la nommant présidente de la division des plateformes de recherche clinique, et donc en lien direct avec le projet « Baseline Study ». Cette opération est intervenue au moment où Verily a essuyé un important revers avec la FDA qui a lui a interdit la mise sur le marché d’un de ses produits. Il ne s’agit pas d’un cas isolé et la liste des régulateurs débauchés pour tenir des postes clés, dans les différentes filiales du groupe, est longue. On peut citer :

Robert Califf, qui a dirigé la FDA sous Obama et qui est aujourd'hui conseiller de Google Health et de Verily ; Karen DeSalvo, qui a été la responsable de la santé numérique pour l'administration Obama et qui est aujourd'hui directrice de la santé chez Google Health ; et Vindell Washington, qui a succédé à Mme DeSalvo et qui dirige aujourd'hui Onduo, une compagnie détenue par Verily et Sanofi. De même, on peut rappeler qu’Andy Slavitt, ancien responsable de Medicare et actuel conseiller principal de l'administration Biden pour les sujets liés au coronavirus, a également fait partie du conseil consultatif de Verily. Le tout dernier débauché, Bakul Patel, ancien responsable de la santé numérique au sein de la FDA, déclare ouvertement qu’il va travailler au sein de Google pour « construire une stratégie unifiée en matière de santé numérique et de réglementation ».

Verily, grâce à ses logiciels, permet de faciliter les études cliniques et donc d’accélérer potentiellement les mises sur le marché de nouveaux médicaments ou de vaccins. Il est donc vraisemblable que le régulateur sera sensible à cet argument. Par contre, pour aller plus loin, la société aura besoin d’accéder a des données non anonymisée afin de déterminer quels individus répondent à des critères de sélection précis, et sont ainsi les plus aptes à réaliser les tests cliniques. Ce combat pour dé-anonymiser les données risque lui de se voir opposer une farouche résistance. Mais il semble qu’Alphabet soit désormais bien armé pour imposer son point de vue au législateur américain et il y a fort à parier qu’une fois ce combat gagné, le gouvernement américain tentera alors d’imposer alors ses nouvelles normes au reste du monde. Il suffit de prendre un peu de recul et d’observer les interactions entre gouvernements à ce sujet. La dernière en date concerne l’accord passé en Mars 2022 entre le président américain Joe Biden et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, au sujet du transfert des données personnelles entre l’Europe et les Etats-Unis. Sans surprise, la Software Alliance, regroupant les principales entreprises spécialisées dans le cloud, a exhorté les deux parties à « conclure rapidement les négociations ». En effet cet accord fait suite à un combat perdu en 2020 quand la justice européenne a invalidé le système du « Privacy Shield » à la suite d’un combat mené par le juriste autrichien Max Schrems, figure de la lutte pour la protection des données. Il est ainsi probable que dans les années à venir, de nouvelles tensions apparaitront autour du dilemme entre innovation et nécessité de détenir des informations confidentielles. Dans ce contexte, on peut facilement anticiper une intensification de la guerre de l’information par le contenu entre les acteurs de la société civile et ceux du numérique, qui auront pour but de rallier le régulateur à leurs causes.

La priorité de Verily: la data

En 2022, d’anciens cadres ont critiqué la stratégie de la société, estimant que Verily cherche à multiplier les collaborations plutôt que de privilégier la vente de ses logiciels, accentuant ainsi les pertes. Ces cadres semblent bien naïfs, ou alors ils ont déjà oublié le business modèle des géants du numérique, qui ont supporté pendant longtemps des pertes importantes dans le but d’éliminer ou de vassaliser la concurrence, avant de devenir leader sur leur marché. Est-ce que Google ne chercherait pas plutôt à répliquer son modèle en privilégiant l’accumulation de connaissances plutôt qu’une recherche de profit immédiat ?

Google et d’autres sociétés centralisent aujourd’hui deux types de données dans le domaine de la santé: d’un côté les données patients, récoltées principalement auprès des hôpitaux. Ces données ont toujours existé mais elles sont désormais plus facilement accessibles et « lisibles » grâce à leur traitement par des algorithmes de l’IA. De l’autre côté, un nouveau groupe de données émerge, contenant des informations précieuses sur des sujets « bien portants », grâce par exemple aux test génétiques volontaires ou encore aux montres connectées, comme celles de la société FitBit, rachetée par Google en 2019 pour $2,1 milliards. Si les GAFAM peuvent récolter et croiser les données de ces 2 grands ensembles, ils auront alors une vision sur notre santé que personne n’a encore jamais eu. Mais alors que le groupe américain MSD collabore depuis 2016 avec Verily et le NHS anglais, son PDG Kenneth Frazier, déclarait, en 2018, qu’ « il faut faire attention à ne pas surestimer la valeur des acteurs du numérique (…) Aucune amélioration d’un procédé, grâce au numérique, ne résoudra jamais un problème d’ordre biologique. Il faut rester humble dans ce domaine ». Est-ce que cette prédiction d’omniscience, qui créerait, de fait, une asymétrie dans le rapport de force entre les acteurs historiques et les nouveaux entrant, n’est qu’un fantasme? Dans le cas contraire, est-ce que le modèle collaboratif qui prévaut aujourd’hui, et qui découle d’une longue tradition initiée avec les centres de recherche publics, tiendra toujours ? Les GAFAM ne seront-t-ils pas tentés, un jour, de faire cavalier seul, recréant ainsi des situations de quasi-monopole comme c’est déjà le cas dans le secteur du numérique ?

Le sujet est vaste et amène à de nombreuses interrogations qui méritent un traitement plus approfondi, ce qui fera prochainement l’objet d’un rapport complet réalisé par la MSIE 39.

 

Pierre Sicard

MSIE39 de l'EGE