Les confrontations informationnelles à propos de la pêche dans le Golfe de Gascogne

Du 22 janvier au 20 février 2024, la pêche a été presque totalement à l’arrêt dans le Golfe de Gascogne, soit une zone allant du Finistère à la frontière espagnole. Un arrêté du Secrétaire d’Etat chargé de la Mer a été pris le 24 octobre 2023 en vue de limiter les décès accidentels de dauphins et petits cétacés dans cette zone. Des dérogations ont été prévues, trop de dérogations selon Sea Shepherd, France Nature Environnement, la Ligue de Protection des Oiseaux et Défense des Milieux Aquatiques qui ont saisi et été suivies par le Conseil d’Etat. Le 23 décembre 2023 le juge des référés du Conseil d’Etat a donc ordonné la suspension des dérogations prévues.

Une victoire judiciaire significative remportée par les ONG

Les ONG saluent cette décision qualifiée d’historique. Pour elles, c’est une victoire judicaire significative qui intervient au terme de plusieurs années d’actions en justice et d’attaques informationnelles. Néanmoins, alors que les pêcheurs s’insurgent contre cette interdiction, au travers du Comité National des Pêches (CNPMEM) et des Comités des pêches locaux notamment, les ONG ne se satisfont pas de cette victoire.

Malgré la mise en œuvre de l’interdiction de la pêche dans le Golfe de Gascogne, les confrontations informationnelles vont donc perdurer et se cristalliser autour de la pêche dite « industrielle ». Par cette guerre de l’information, l’effet final recherché par les ONG semblent être l’affaiblissement de la pêche industrielle.

Les ONG à l’attaque avec une stratégie claire, des rôles définis et des tactiques précises 

Dans cette guerre informationnelle, les ONG en présence forment un collectif uni où chaque membre semble agir à la fois en résonnance avec sa propre identité et à la fois de manière coordonnée avec les autres.

Sea Shepherd est au front, Bloom sur les flancs et leurs alliés en relais pour frapper la pêche industrielle.

Sea Shepherd qui affirme être « l’ONG de défense des océans la plus combative au monde », se positionne en première ligne pour défendre la préservation des dauphins et endosse un rôle de lanceur d’alerte. Le jour d’entrée en vigueur de l’interdiction Lamya Essemlali, présidente de Sea Shepherd France, déclare que « depuis 2018, on alerte sur le sujet » et ajoute que « Si le problème avait été pris à bras-le-corps il y a des années, on aurait pu avec des mesures beaucoup moins drastiques avoir de meilleurs résultats ». Ces propos lui permettent également de renvoyer la responsabilité de la situation vers les acteurs de la pêche qui, selon elle, doivent remettre en question leurs pratiques en dialoguant avec les scientifiques et les ONG. Sur ce point, l’organisation porte des attaques plus fortes encore contre le Comité National des Pêches ainsi que ses émanations locales, qu’elle juge responsable de la situation, de l’absence de dialogue et de la non prise en compte des réalités scientifiques par les pêcheurs : « Mais si on en est là aujourd’hui, c'est qu'il y a un vrai mur de déni du secteur de la pêche et principalement du Comité national des pêches ». La formule employée elle-même, un « mur de déni », met l’accent sur le refus de reconnaître la réalité. 

A ce « mur de déni », l’ONG oppose l’idée de sa lucidité par un communiqué intitulé « Captures de dauphins : une fermeture historique d’un mois qui ne changera rien à l’Histoire, à moins qu’ONGs et pêcheurs ne se parlent enfin ». A travers ce titre mettant en résonance un évènement considéré comme historique et l’Histoire avec une grand H, l’ONG tend également à influencer les pêcheurs en les mettant au défi de saisir la main tendue, celle du dialogue mais aussi celle de l’Histoire.

Bloom dont la baseline stipule la défense des pêcheurs artisans (« Contre la destruction de l'océan, du climat et des pêcheurs artisans ») s’attaque davantage à la pêche dite « industrielle » sur d’autres champs que la protection des cétacés. L’ONG la distingue de la pêche « artisanale », pour laquelle elle affiche son soutien, la considérant malmenée alors que plus vertueuse sur un plan social, économique et écologique. En parallèle, elle attaque les responsables politiques, qu’elle accuse de soutenir cette pêche industrielle au détriment d’une pêche artisanale. Ainsi, avec un rapport qu’elle a initié, Bloom se dote de munitions informationnelles afin de pointer les contradictions de ses adversaires. Elle note par exemple que « la flottille des chalutiers pélagiques industriels génère 10 fois moins d’emplois par tonne débarquée, alors même qu’elle reçoit 7 fois plus de subventions par emploi ».

Enfin, dans le rôle des adjuvants, des ONG dont la mission première ou les modes d’actions habituels divergent quelque peu : France Nature environnement, la Ligue de Protection des Oiseaux et Défense des Milieux Aquatiques. Elles sont les trois ONG ayant collaboré avec Sea Shepherd pour les recours auprès du Conseil d’Etat et elles poursuivent désormais cette collaboration sur le terrain informationnel en relayant certains discours portés. Par exemple, Jérôme Graef, juriste chez France Nature Environnement, à l’occasion d’une interview sur franceinfo rappelle notamment que « l’enjeu c’est de pouvoir permettre aux pêcheurs d’aujourd’hui de continuer de pêcher demain », faisant ainsi écho aux discours de soutien à la pêche artisanale de l’ONG Bloom.

Le faible divise le fort

La stratégie de division du camp adverse semble évidente tant les signes en sont visibles. 

Tout d’abord, les adversaires qui sont nommément ciblés ne sont pas les pêcheurs et encore moins la pêche dite « artisanale », mais bien les Comités des Pêches, le Comité National des Pêches ou sa personnification, son Président, Olivier Le Nézet pour Sea Shepherd. Il s’agit de « l’Etat », le Président de la Région Bretagne, M. Chesnay-Girard ainsi que M. Cuef, Vice-Président Mer et Littoral de cette même région, pour Bloom.

Ainsi, pour Sea Shepherd « les vrais fossoyeurs non seulement de la pêche mais surtout de l’océan lui-même, ne sont pas les ONGs comme se plait à le dire Olivier Le Nezet, Président du Comité National des Pêches ». Plus que de nommer son adversaire, l’ONG renvoie ici l’accusation de fossoyeur à son accusateur, puisque c’est avec cette métaphore que le président du CNPMEM a précédemment attaqué les ONG. Elle saisit aussi l’opportunité de la parution, dans Médiapart, d’un article à charge contre « le patron du puissant Comité national des pêches » qui le qualifie dans un titre accrocheur de « pêcheur de petits-fours ». Sea Shepherd relaie cet article en commentant :

Ainsi, l’ONG vise à augmenter la visibilité de cette parution et surtout à en accroître la capacité polémique. Elle attaque son adversaire, non seulement en reprenant les éléments de rhétorique mis en lumière précédemment, mais également en l’accusant d’user d’une stratégie de division et visant de cette manière à détourner l’attention de sa propre stratégie de division dans cette guerre informationnelle. S’agissant de Bloom, c’est bien « l’État [qui] n’a engagé aucune mesure pour les dauphins, et faute d’anticipation a plongé les pêcheurs dans une situation socialement explosive ». Et d’ajouter, en reprenant la rhétorique funèbre, que « les ‘’représentants’’ des pêcheurs en sont les fossoyeurs » 

Ensuite, l’une et l’autre de ces ONG usent de procédés de mise en opposition. Sea Shepherd oppose ceux qu’elle dit être ses adversaires aux pêcheurs avec qui elle dit vouloir dialoguer. Elle insiste que le fait que, selon elle, « le Comité national des pêches a joué contre les pêcheurs en diabolisant les ONG et les scientifiques » Bloom, quant à elle, oppose la pêche industrielle qu’elle combat, à la pêche artisanale qu’elle défend et avec laquelle elle revendique faire cause commune. Ainsi, lors d’un appel au rassemblement contre l’arrivée du plus grand chalutier du monde dans un port français, Bloom invite notamment à « la mobilisation générale les pêcheurs artisans et toutes les forces citoyennes individuelles ». 

Enfin, afin d’amplifier la capacité de division de leurs messages, ces ONG s’emploient soit à exposer et discréditer les discours de la partie adverse, soit à soulever les contradictions de ces discours adverses, telle que le fait Bloom avec son rapport « Changer de Cap ». Sea Shepherd, pour sa part, expose que :

Par ailleurs, elles font preuve d’un usage maitrisé de la presse et des réseau sociaux. S’agissant de la presse, elles s’expriment davantage dans des titres locaux, régionaux ou spécialisés, bénéficiant ainsi d’une exposition qualitative, au plus près des publics ciblés et qui tend à conforter la mobilisation de leurs alliés. S’agissant des réseaux sociaux, chaque publication suit parfaitement les codes permettant visibilité et viralité dont notamment des messages percutants, invitant à l’action et des images ayant pour but de choquer. 

Image
Image2
Image
Image3
Image
Image2

Exemples de publications sur les réseaux sociaux

La filière pêche en posture défensive à cause des échéances et des divergences d’intérêts

La filière de la pêche regroupe une multitude d’acteurs, tels que les halles à marée, les grossistes, les transformateurs ou les distributeurs qui peuvent avoir des intérêts divers et opérer sur des temporalités différentes. Ceci impacte nécessairement la construction d’une stratégie de lutte informationnelle.

A. Olivier Le Nézet, président du Comité National des Pêches, est quasiment seul en première ligne pour défendre toute la pêche française.

Le Comité National des Pêches, par la voix de son président Olivier Le Nézet, endosse quasiment seul son rôle naturel, lié à sa fonction, celui de de la défense des intérêts de la pêche. Il s’insurge contre l’interdiction mise en place et fustige les ONG, notamment par ces termes : «  C'est une attaque en règle de certaines associations environnementales qui ne sont pas là pour défendre la petite pêche, mais plutôt pour être les fossoyeurs de la petite pêche et de la pêche artisanale française et européenne. » Par cette phrase, Olivier Le Nézet revient sur son accusation de fossoyeur qui lui a, entre temps, été renvoyée par Sea Shepherd et fait surtout en sorte de s’associer à la pêche artisanale, de s’approprier la légitimité de la défense de la pêche artisanale. Cette légitimité qui apparaît clairement comme un enjeu fondamental des affrontements informationnels. Il s’attache également à placer dans les mains de l’Etat la charge d’indemniser les pêcheurs et de trouver des solutions afin de rendre l’activité de la pêche pérenne, en rappelant par exemple que « l’État a été condamné par le Conseil d’État à la suite de recours d'associations, c'est donc à l’État de trouver des solutions. »

Le Comité National des Pêches trouve quelques relais avec certains acteurs avals et clients de la filière, qui concentrent néanmoins leurs discours sur les retombées induites à leurs échelons. C’est le cas de Guénolé Merveilleux, Président de l’Association bretonne des acheteurs des produits de la pêche qui signale que « en Bretagne, 3 000 tonnes de poisson n’ont pu être traitées par les criées pendant l’arrêt cétacé. » Ce chiffre donné de manière brute, sans point de comparaison, tend à exagérer sa portée en dramatisant l’impact de l’interdiction sur les volumes de pêches.

La pêche espagnole, également impactée par l’interdiction mise en place dans le Golfe de Gascogne, parvient semble-t-il difficilement à porter ses messages jusque sur le territoire français. L’article du journal Le Télégramme titrant « Golfe de Gascogne : les pêcheurs espagnols ont « l’impression d’avoir été dupés », qui donne la parole au président de la Fédération espagnole des associations de pêches fait figure d’exception. Il y reprend les éléments de rhétorique soutenus par les Comités des Pêches.

Stratégie d’occupation de tous les champs informationnels

La stratégie d’occupation du terrain informationnel du Comité National des Pêches se dessine de manière particulièrement saisissante. En effet, les attaques portées sont à la fois abondantes et multi champs. Elles se positionnent aussi bien sur le champ économique, que le champ sociétal, le champ politique ou sur un champ technico-scientifique. Dès la mise en place de l’interdiction, Olivier le Nézet avertit notamment que « Cette décision de justice aura des impacts très durs pour des milliers d’entreprises, à terre également. Mareyeurs, chaudronniers, peintres… Tout le monde sera touché ». La précision que ces impacts seront « à terre également » et le renforcement de celle-ci par « tout le monde sera touché » attestent de sa volonté de projeter l’ensemble des lecteurs dans les impacts sociaux-économiques de cette décision. Le CNPMEM lance également une pétition et profite de celle-ci pour porter ses discours en l’introduisant avec ces mots : 

Là encore, la rhétorique, la syntaxe et les notions évoquées (« vous nourrir », « solutions concrètes, « cohabiter de manière pérenne avec les dauphins ») démontrent l’objectif d’emporter une large adhésion.

Par ailleurs, de nombreux vecteurs de propagation sont utilisés par ces acteurs. Si poissonniers et restaurateurs usent essentiellement de médias ayant une portée locale, le Comité National des Pêches recourt lui aux médias régionaux et nationaux (presse écrite, radio et télévision), comme aux réseaux sociaux, notamment X et LinkedIn ainsi qu’à la presse professionnelle.

Enfin, il se trouve que le Salon Internationale de l’Agriculture 2024 qui se tient à Paris, ouvre ses portes seulement quelques jours après l’expiration de la période d’interdiction de la pêche dans le Golfe de Gascogne. Le Président du Comité Nationale des Pêches utilise alors cet évènement, traditionnellement très médiatisé et politisé, comme caisse de résonance à ses propres discours. Il en profite particulièrement pour visibiliser ses actions en faveur des pêcheurs et ainsi conforter sa position auprès d’eux, en publiant par exemple sur son compte X le message suivant : 

Les pêcheurs au centre des affrontements

Assez naturellement, puisqu’ils sont les premiers concernés par le fond du sujet, les pêcheurs se retrouvent au centre des affrontements. 

La pêche regroupe différents métiers. Il ne s’agit pas ici des divers acteurs économiques qui constituent le secteur ou la filière, mais bien des différents métiers en tant que pêcheurs, ce qui implique différentes réalités. Cependant, sur un plan informationnel, tous semblent se réunir et faire front commun, a prime abord du moins. En effet, tous semblent attaquer l’interdiction et les conséquences sur leurs activités. Un pêcheur arcachonnais interrogé par la radio France Bleu déclare par exemple que « l'être humain peut survivre sans électricité, sans son smartphone, mais par contre il ne peut pas survivre sans manger ». Les mots ne sont pas ceux du Comité National des Pêches, mais le discours visant à rappeler la fonction nourricière de la pêche est bien présente. 

Néanmoins, certaines discordances sont perceptibles. D’une part, le silence assourdissant des pêcheurs opérant dans la pêche communément admise comme étant la pêche industrielle est notable. D’autre part, certains pêcheurs ne font pas que reprendre les discours communs mais vont au-delà en portant également des attaques informationnelles contre les Comités des Pêches, estimant que ces instances ne les représentent pas ou pas suffisamment.

Mise en œuvre d’une stratégie propre de préservation et de défense de la pêche artisanale

De cette apparente union apparaissent donc des discordances dans les discours. Se dessine alors la mise en place d’une stratégie propre ayant pour objet la défense de la pêche artisanale par ceux qui s’en réclament. Ainsi, des pêcheurs s’unissent autour de quelques figures telle que David Le Quintrec, lui-même pécheur et porte-parole d’un collectif nommé « pêcheur en colère ». 

Le 19 février 2024 ce même pécheur se retrouve avec des confrères autour de la même table que plusieurs représentants d’ONG et des scientifiques pour dialoguer. Cette réunion marque un tournant dans la stratégie informationnelle de ces pêcheurs qui dès lors ciblent leurs pairs. L’objectif n’est plus de combattre, mais de rallier, de convaincre les pêcheurs qui seraient hésitants à former un camp distinct, de celui des pêcheurs dans leur globalité. Il s’agit désormais pour David Le Quintrec de montrer que les craintes sont entendues, comprises et partagées, comme en atteste ses propos tenus dans Ouest France au sortir de la réunion :

Par la division des acteurs de la pêche, Sea Shepherd et ses alliés s’offrent une victoire informationnelle qui rebat les cartes en leur faveur pour de futurs récits et de futurs affrontements 

Le 9 mars 2024, des pêcheurs annoncent leur intention de créer une Union Française des Pêcheurs Artisans (UFPA) « pour faire reconnaître notre écosystème pêche artisanale en tant qu'acteur ancestral de la gestion environnementale, économique et socioculturelle du domaine maritime public français. »

C’est un coup porté au Comité Nationale des Pêches, à sa légitimité dans la défense des intérêts de la pêche dite artisanale et à sa légitimité en tant qu’interlocuteur crédible pour porter la voix de cette pêche. 

A ce stade, la stratégie de division menée par les ONG dans cette guerre de l’information leur permet de s’offrir une victoire supplémentaire. Sur le terrain informationnel, cette victoire leur ouvre la possibilité de renforcer leurs discours visant à discréditer le Comité National des Pêches. Cette victoire peut également devenir un point d’appui pour de nouveaux narratifs mettant en avant leur propre crédibilité et leur lucidité dans la construction de solutions. En outre, selon les rapprochements qui pourront s’opérer, cette toute nouvelle UFPA représente un potentiel relai une future guerre de l’information qui ne devrait pas manquer d’arriver. 

 

Clément Bary,
étudiant de la 44ème promotion Management stratégique et intelligence économique (MSIE)

 

Application des méthodologies EGE pour illustrer cette confrontation informationnelle :

Image
Image5

Matrice socio-dynamique de Sea Shepherd

Image
Image6

Matrice socio-dynamique du Comité National des Pêches

Image
Image7

Echiquiers : les postures et principaux flux d’attaques ou d’influence dans cette guerre informationnelle 

Pour aller plus loin