Les limites du cynisme dans la Realpolitik

Alors que la guerre fait rage depuis 2014 sur le sol ukrainien, dans la région contestée du Donbass, les tensions se sont accrues ces derniers mois. La menace de voir l’Ukraine passer dans la sphère d’influence occidentale a poussé la Russie à grouper d'importants effectifs militaires à la frontière russo-ukrainienne et d’aucuns s’alarment devant le risque d’un conflit ouvert. 

On peut toutefois s’interroger sur l’apparente surenchère venant du camp anglo-saxon. Les Etats-Unis ont amorcé une escalade verbale et rapatrié leur personnel diplomatique, contre l’avis du président ukrainien qui a lui-même appelé à ne pas exagérer outre-mesure la menace d’invasion. Les Etats-Unis comme la Grande-Bretagne ont prévu un déploiement de troupes supplémentaires à l’Est. 

Moins visible, l’implication du Canada n’en est pas moindre : le pays, qui positionne actuellement ses soldats sur le sol ukrainien, a également lancé en 2015 l’opération UNIFIER, qui consiste à assurer la formation des soldats ukrainiens. Mais cette assistance n’est pas sans poser question ; alors que la France risque de se voir embarquer dans ce conflit, il paraît nécessaire de s’interroger sur la nature et les implications de l’aide apportée à l’Ukraine par les alliés.

Le Canada prêt à favoriser la montée de l’extrémisme en Ukraine?

A travers l’opération UNIFIER, les Canadiens interviennent notamment auprès de la National Army Academy (NAA) et assurent la formation des officiers ukrainiens. Or, depuis 2018, on constate l’influence grandissante de mouvements néo-nazis au sein de l’armée ukrainienne, comme en témoigne une étude publiée par l’université George Washington en novembre 2021. Ce document pointe une augmentation, au sein de la NAA, du nombre de membres de Centuria, un groupe d'extrême droite affirmant vouloir préserver « l'identité culturelle et ethnique des peuples européens». Cette organisation semble également bénéficier d'une certaine complaisance de la part de l'administration ukrainienne. La stratégie revendiquée par Centuria s'inscrit dans le temps long. En effet, le mouvement a exprimé sa volonté d'atteindre, dans un premier temps, les hautes sphères militaires avant de reproduire l'opération dans le domaine politique. 

Centuria entretient par ailleurs des liens avec le Régiment Azov, une unité de la garde nationale affichant clairement sa proximité avec le nazisme. Le Régiment Azov fut créé en 2014 lors des événements dans le Donbass afin de lutter contre les milices pro-russes. Aujourd’hui intégré à la Garde nationale, il se démarque par ses exactions commises lors des combats et par la tentative de coup d'État auquel ont participé certains de ses membres en 2014. Le Régiment possède un réseau développé lui permettant de mener des actions militantes dans toute l'Ukraine, et qui représenterait un outil stratégique certain en cas d'offensive russe. En 2015, les Canadiens avaient refusé que le Régiment Azov soit formé par leurs forces armées. Cependant, les liens ne sont pas rompus, comme en témoigne la rencontre entre des membres de la direction d’Azov et des officiels de l'armée canadienne en juin 2018.

Accusé de contribuer à la formation militaire d’individus mêlés à des mouvances extrémistes, le Canada a renvoyé la responsabilité aux autorités ukrainiennes qui sont seules en charge du recrutement des militaires, ne parvenant toutefois pas à masquer un certain embarras.  Cela n’a pas empêché l’intensification de l’opération UNIFIER, annoncée le 26 janvier 2022 par Justin Trudeau, en dépit du fait que les pouvoirs publics canadiens soient au courant des dérives au sein de la NAA. Dans le but de s'assurer un partenaire stratégique contre la Russie, le Canada et ses alliés semblent prêts à s’appuyer sur des mouvements aux motivations ambiguës.

Des pratiques du bloc anglo-saxon qui s’inscrivent dans une continuité historique 

Ces faits ne sauraient étonner l’observateur ayant conservé la mémoire du temps long.  En effet, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, un certain nombre de dignitaires nazis ont été repris au sein des rangs atlantistes. En 1945, l’Opération Paperclip était lancée par les Américains afin d’exfiltrer 1500 scientifiques issus du complexe militaro-industriel de l’Allemagne nazie et de bénéficier de leurs compétences. Un homme comme Wernher von Braun, le père des fusées V2 allemandes ayant entretenu des liens controversés avec le régime nazi, s’est vu ainsi naturalisé américain en 1955 et est devenu haut responsable des programmes de la NASA jusqu’à sa mort en 1977.

En 2014, le journaliste du New York Times Eric Lichtblau publiait The Nazis Next Door, ouvrage dans lequel il relate la politique américaine consistant à accueillir des individus s’étant compromis par leurs actions commises pendant la guerre. L’auteur montre en particulier comment des agences comme la CIA et le FBI ont su intégrer d’anciens nazis afin de participer à la lutte contre l’URSS dans le cadre de la Guerre Froide. Des hommes comme Karl Wolff, chef de l'État-major personnel de Himmler, ont ainsi pu compter sur l’intervention des Américains afin d’être dispensés de jugement lors du tribunal de Nuremberg.

Enfin, l’enquête de l’historien et journaliste Eric Branca, Le roman des Damnés(2021), vient ajouter à la liste des liens douteux entretenus entre le bloc atlantiste et les anciens dignitaires nazis. L’exemple d’Adolf Heusinger est édifiant : officier général de l’armée allemande à partir de 1941, il a participé à la conduite de l’invasion de l’URSS, qui s’est accompagnée de massacres et crimes de guerre, avant de réussir une spectaculaire reconversion et de prendre la tête du comité militaire de l’OTAN de 1960 à 1964. Rudolf Diels, pour sa part, fut le premier chef de la Gestapo (1933-1934) et mis au service de la lutte anti-communiste des Etats-Unis à la fin du conflit. 

Mais le nazisme n’est pas le seul mouvement extrémiste dont les Etats-Unis surent tirer parti. Les combattants islamistes ont aussi été régulièrement instrumentalisés, comme ce fut le cas des moudjahidines, armés par les Américains dans le cadre de leur lutte contre l’URSS. Cette opération connue sous le nom de Afghan Program (1979-1992) aboutira aux revers que l’on connaît, consolidant l’émergence du mouvement taliban et d'Al-Qaida qui se sont retournés contre le bloc occidental, frappant les Etats-Unis en plein cœur lors du 11 septembre 2001. Plus récemment, en 2015, la publication d’un document de la Defense Intelligence Agency (DIA) américaine, déclassifié suite à un procès mené contre le Département de la défense, jetait davantage le trouble sur le comportement américain durant la période précédant l’essor de l’Etat Islamique en Syrie. Ce document montre que les Etats-Unis prédisaient, dès 2012 - soit deux ans avant l’établissement de Daech, la constitution d’un “principauté salafiste” en Syrie. En dépit de cela, le soutien matériel américain continuait d’arriver sur le champ de bataille syrien, armant les rebelles islamistes qui allaient former la base de l’Etat Islamique. La formation de ce Califat était alors, selon le document, considérée avec bienveillance par les pays opposés au régime syrien - dont faisaient partie les Etats-Unis - car vue comme un instrument qui permettrait de faire chuter son président Bachar Al Assad.

Autant d’exemples, parmi des dizaines, où le pragmatisme et la realpolitik prirent le pas sur les valeurs mises en avant.

Se poser les bonnes questions avant de céder à l’escalade

Si la menace russe envers l’intégrité territoriale de l’Ukraine appelle à la réaction, le discernement reste de mise. Le bloc anglo-saxon apparaît désireux de se doter d’un partenaire stratégique en Europe de l’Est, y compris si cela implique une montée des mouvements extrémistes. Ces pratiques, qui s’inscrivent en réalité dans une logique ancienne, aujourd’hui largement établie et documentée, appellent à s’interroger sur un réseau d’alliance qui semble pousser à l’escalade. 

La France pourrait ainsi être avisée de ne pas se faire emporter obtusément dans une guerre menée par le camp atlantiste qui interpelle par certaines pratiques contradictoires aux valeurs qu’il promeut.

 

Alexandre Jeandat

Etudiant en SIE 25 - MBA en Stratégie et Intelligence Economique