Les problématiques informationnelles à propos de la pollution des eaux marines dans la zone des Caraïbes

En 2011, les habitants des îles de la Caraïbes regardent éberlués l’arrivée massive d’algues sur les plages. Du jamais vu de mémoire d’habitant. La décomposition de ces algues dégage un gaz nauséabond et toxique (hydrogène sulfurée) et expose la population à proximité à des troubles respiratoires plus ou moins sévères. Ce gaz accélère également la dégradation de tout matériel électrique, électronique, corrode tout objet métallique à base de cuivre surtout. Ce phénomène écologique émergent s’est renouvelé chaque année avec des pics en 2015 et 2018.

Les premières hypothèses d’études scientifiques pointent du doigt les changements climatiques, la pollution des fleuves Amazone au Brésil, l’Orénoque au Venezuela et Colombie, et Congo en Afrique, venant créer et alimenter de nutriments la 2ème mer sargasse : une ceinture végétale naturelle flottante entre l’Afrique et le Brésil, qui remonte grâce aux courants marins le long des îles de la Caraïbes jusqu’au golfe du Mexique et les côtes de la Floride aux Etats-Unis. Rien à voir avec la mer sargasse située en Atlantique nord, à l’est des Bahamas décrite par les marins de Christophe Collomb comme certains ont pu le dire. Ce phénomène concerne bon nombre d’Etat en plus des îles de la Caraïbes : le Brésil, le Mexique (Etat du Quintana Roo et Yucatán), les Etats-Unis avec la Floride, les pays d’Afrique de l’Ouest allant du Sud du Maroc au Golf de Guinée. La France est concernée au travers de ses départements d’Amérique que sont l’archipel de Guadeloupe, la Martinique, la Guyane. Les impacts de nature environnementale, sanitaire, socio-économique, interpellent et mobilisent les scientifiques, les pouvoirs publics et le monde économique.

L’état de la science sur ce nouveau phénomène

Les initiatives scientifiques autour de cette nouvelle problématique écologique sont légion tant le champ des disciplines à mettre en œuvre est large : la localisation, la composition, les causes, les impacts écologiques et sanitaires, les valorisations possibles.

La localisation du phénomène par satellite et les expéditions en mer par des équipes pluridisciplinaires pilotées par MIO (Institut Méditerranéen d’Océanologie), l’IRD (Institut de recherche pour le développement) a permis d’éviter la confusion entre la mer sargasse située dans la zone des Bermudes et la « ceinture de sargasse » qui concerne notre étude s’étirant entre le nord du Brésil et le golfe de Guinée. En France, l’observation des sargasses depuis l’espace est menée par l’infrastructure de recherche DATA TERRA et ses deux pôles de données AERIS et ODATIS. En effet, d’après les index satellites, l’origine des algues qui s’échouent se trouveraient dans l’atlantique tropicale, nettement plus au sud que la mer des sargasses historique.

Une proposition de thèse du laboratoire MIO pause l’hypothèse que l’apparition des sargasses dans cette zone pourrait être liée à une anomalie de la circulation atmosphérique sans précédent conduisant à un transport de sargasses de la zone historique vers l’atlantique tropicale. Une autre hypothèse, relative à la modification des courants peut être avancée. En effet, la mer des sargasses de l’atlantique nord est entourée de trois courants formant le « gulf stream ». Ces courants forment depuis toujours une « boucle » dans laquelle les algues sont emprisonnées. La migration de sargasse dans la zone tropicale pourrait provenir d’une modification des courants laissant ainsi échapper les algues jusque-là emprisonnées. Jusqu’en 2018, les modalités de développement des radeaux ne seraient pas encore connues, croissance et senescence, de même que les fluctuations d’abondance dans cette zone restent un mystère.

Les bancs ou radeaux de sargasses sont composés de trois variétés d’algues dont une inconnue : sargassum fluitans, sargassum natans. La recherche génétique permettra d’élucider les questions autour des espèces, de la reproduction, de l’origine, des mutations. Pour ce qui concerne la reproduction, l’équipe MIO avance l’hypothèse de la reproduction par fragmentation, n’ayant pas constaté une reproduction sexuée. Dans et en dessous de cette couverture végétale qui peut atteindre 7m de profondeur, on peut observer une véritable nurserie avec des phytoplanctons, zooplanctons, crabes, crevettes, où une multitude d’autres espèces marines se développent. Selon le CNRS, l’analyse des biofilms associés aux sargasses contiendrait une forte proportion de « Vibrio » (bactérie vivant dans l’eau) dans une concentration allant jusqu’à 56 fois celle trouvée dans l’eau de mer.

Les causes de ce phénomène auraient pour origine, selon le Pr Mengqiu Wang et ses collègues de l’université de Floride du sud, la déforestation et l’utilisation d’engrais en Amazonie à partir de 2009, et les courants ascendants venus d’Afrique de l’Ouest. Les eaux marines se seraient enrichies des nutriments transportés par les Eaux de l’Amazone et de l’Orénoque, et les courants ascendants d’Afrique auraient fait remonter ces derniers jusqu’aux algues.

L’IRD tempère cette analyse en 2021 et indique qu’aucun pic de nutriments n’a été observé en 2015 et 2018, année record des quantités de sargasse observées. La forte présence de chlorophylle serait source de nutriments pour les sargasses. D’autres facteurs tels que la salinité et la température de l’eau devraient apporter d’autres réponses au mystère du développement des sargasses.

L’impact des sargasses

Les sargasses impactent la vie marine de façon significative : la mort des coraux quand elles s’y accrochent, la dégradation des herbiers, des présences de variétés de poisson hors-saison, la perturbation notoire du cycle de vie des tortues avec l’empêchement de la ponte ou lorsqu’elle a été possible, un retour à la mer des bébés tortues plus qu’improbable. Bref, l’écosystème marin de la mer des Caraïbes est en fort bouleversement, avec le constat de poissons, tortues et autres espèces marines sauvages échoués morts sur des plages en forte érosions à cause du ramassage mécanique notamment. Une étude publiée par VERTIGO, revue électronique en sciences de l’environnement montre l’impact de l’échouage des sargasses sur la morphodynamique des plages. Le ramassage des sargasses est nécessaire compte tenue des quantités enregistrées et des conséquences de l’effet des vagues sur l’ensablement de la plage en cas d’absence de ramassage. L’épandage partiel semble être la technique la plus appropriée pour maintenir la dynamique écologique et morphologique des plages des petites Antilles.

La décomposition des sargasses échouées dégage des gaz nocifs à savoir du sulfure d’hydrogène (H2S) et de l’ammoniac (NH3). En cas d’inhalations, les effets peuvent aller de la simple irritation à la perte de connaissance. Des lycéens de Guadeloupe, dans la commune de Petit-Bourg en Guadeloupe sont particulièrement et fortement incommodés par les gaz dégagés par les sargasses. Face à cette problématique, le maire décide la fermeture des écoles. En fait, toutes les communes exposées aux sargasses observent un exode temporaire ou définitif de leur population à cause des gaz toxiques. Le cas de Capesterre de l’île de Marie-Galante est particulièrement criant : la mairesse fait signer aux habitants une décharge en responsabilité pour ceux qui ne veulent pas quitter le bourg. Dans les îles françaises, le niveau de gaz considéré comme dangereux a été fixé à 1ppm (1mg par kg d’air) par les ARS (agence régionale de santé). En Martinique, l’agence Madininair chargée de la surveillance de la qualité de l’air en Martinique a détecté sur le site très touristique de Frégate Est au François 150 dépassements de 1 ppm en 2018, certains seuils de 5 ppm ont même été enregistrés.

L’oxydation des métaux provoquée par ces gaz permet d’aborder l’impact économique de ce phénomène. En effet, de nombreux restaurateurs situés en bordure de côte voient leurs matériels électriques se dégrader très rapidement ; leur chiffre d’affaires également. Il en est de même pour les hôteliers, les stations balnéaires, la fréquentation touristique chute malgré les mesures drastiques mis en œuvre pour le ramassage des sargasses sur les plages. Au 1er semestre 2018, le Mexique a vu sa fréquentation touristique diminuée de 35%. En 2019, en République Dominicaine, l’usine EGE Haina produisant de l’électricité alternative a mis l’arrêt trois générateurs se trouvant sur les baies et les estuaires provoquant ainsi une diminution de 120 mégawatts / heure de la production électrique nationale.

Plus récemment, en 2021, à Porto Rico, la centrale électrique d’Aguirre a subi des avaries à cause des sargasses, privant des milliers de portoricains d’électricité pendant plusieurs heures. Pour la filière pêche, même constat.  L’emblématique poisson volant de la Barbade disparait des menus, les petits transformateurs de l’île sont gravement touchés. Pour ce qui concerne la dorade coryphène (dolphinfish ou mahimahi), autre variété de poisson emblématique de la Caraïbe, il est à prévoir une diminution de la ressource dans les années futures car un très grand nombre de jeune voyage avec les bancs de sargasses et son capturés par les pêcheurs. Pour ce qui concerne le matériel de pêche traditionnelle, moteurs des canots et filets sont endommagés quand la sortie en mer est possible tant les ports de pêches sont obstrués.

Ce nouveau fléau qu’est la 2ème mer des sargasses de l’Atlantique surprend par son existence, son ampleur et ses conséquences écologiques, sanitaires, et économiques. Selon le CARICOM (Communauté des Caraïbes, regroupant 15 Etats et 5 membres associés), en 2018, le seul coût du ramassage des sargasses dans la Caraïbe s’élèverait à 120 millions de dollars.

Une mobilisation entrepreneuriale, institutionnelle, étatique et inter-étatique face à ce nouveau phénomène

Les entrepreneurs et les universités ont été en première ligne pour trouver des solutions au phénomène sargasse pour le ramassage, la mise en place des barrages flottants et pour la valorisation des algues. Chaque île trouve sa solution en fonction des moyens financiers et technologiques dont elle dispose pour éviter l’échouage des sargasses. A la Barbade, le gouvernement envisage des barrages à base de bambou pour dévier des arrivages de sargasse comme cela a été testé en Martinique. A Punta Cana, en République Dominicaine, la société Algeanova fondée par le Français René Munier, développe des systèmes de barrières flottantes accompagnés d’une flotte de bateaux collecteurs. Ce système est repris par le Mexique et parfois complété par un système de pompage direct de la mer à une remorque agricole à terre.

Pour ce qui concerne la valorisation en elle-même, de très nombreuses pistes ont été explorées, mais la rencontre entre la science et le business tarde à se mettre en place du fait de l’incertitude de la ressource et une frilosité des financeurs :

. A Sainte-Lucie, un entrepreneur a mis au point un engrais biologique commercialisé sous la marque Algas organics surtout à Trinidad et Tobago et la Barbade. C’est la réussite la plus retentissante de la Caraïbe pour ce qui concerne la transformation des sargasses.

. Le pôle Guadeloupe de l’université des Antilles, le bureau d’étude NBC basé en Guyane, et l’institut technologique de Saint-Domingue proposent la transformation des sargasses en charbon actif, utile pour les traitements de la pollution à la chlordécone.

. Le pôle Barbade de l’université des West Indies propose l’alginate substance isolée dans l’algue sargasse par une équipe d’étudiants. Elle répond à des applications diverses dans les domaines de la cosmétique, le textile, les additifs alimentaires, les produits pharmaceutiques.

. Selon la FAO (organisation de l’alimentation et de l’agriculture des Nations Unies) des projets de recherches et développement seraient en cours dans bien d’autres domaines tels le bioplastique, la construction, le papier, l’agro-alimentaire, l’agro-carburant, le revêtement antisalissure et bien d’autres.

Un cadre juridique international d’intervention organisé

Le centre d’activité régional pour la mise en œuvre du protocole relatif aux zones et la vie sauvage spécialement protégées de la Caraïbe (CAR-SPAW) par la convention de Carthagène  a été l’organisme fédérateur de premier plan pour la constitution d’un 1er réseau de partage d’information et de connaissance du phénomène. Les pays de l’Afrique de l’Ouest liés par la convention d'Abidjan font partie de ce réseau et font des propositions d’organisation et de méthodologie pour aborder le phénomène par les pays les plus touchés en Afrique (Sénégal, Guinée, Sierra Leone, Liberia, Côte d’Ivoire, Ghana, Togo , Bénin, Nigéria). Ils ont proposé l’inscription de cette problématique à l’assemblée des Nations Unies pour l’environnement UNEA2 de 2016 dans le cadre des objectifs 13 (lutte contre les changements climatiques) et 14 (conserver et exploiter de manière durable les océans, les mers, et les ressources marines aux fin du développement durable) afin de la porter au regard de la communauté internationale. La ceinture de sargasse est cernée dans ses deux extrêmes de la Colombie au golfe de Guinée.

Dans la Caraïbe, dès 2015, c’est l’Association des Etats de la Caraïbe (AEC) qui fait l’interface politique et scientifique en sa qualité d’organisation continentale ayant la responsabilité unique parmi les organisations régionales d’Amérique Latine et des Caraïbes de protéger la mer des Caraïbes. Cette organisation tire sa légitimité dans son article 3 « dans la responsabilité partagée des Etats membres pour la préservation de l’intégrité environnementale de la mer des Caraïbes afin d’améliorer la qualité de vie des générations présentes et futures des peuples des Caraïbes ». Elle porte et défend le statut de « zone unique » de la mer des Caraïbes. Depuis l’avènement du phénomène des sargasses, l’AEC est en 1ère ligne pour l’organisation de colloques et symposiums ayant pour objectif « le contrôle des algues sargasses dans la mer des Caraïbes par la connaissance scientifique, la surveillance, l’utilisation commerciale, et la diminution de l’impact sur le tourisme grâce à la communication ».

La politique de La France

La France, membre associé des Etats de la Caraïbe, réagit à partir de 2018, avec un plan dont l’objectif est le ramassage des sargasses en moins de 48 heures. Pourtant, dès 2016, la situation était déjà cernée par l’administration . En juillet 2018, elle commande une mission interministérielle au Sénateur Dominique Théophile afin d’analyser l’état des stratégies et de la coopération des Etats de la Caraïbe autour des algues sargasse. A partir du  rapport remis par le Sénateur en Février 2019, la France organise une conférence internationale qui s’est tenue du 23 au 26 Octobre 2019 en Guadeloupe. La déclaration finale conjointe aborde entre autres la question du financement des actions d’organisation, de coopération, de communication de recherche. Parallèlement, pour les départements d’outre-mer, tous les services de l’Etat sont mobilisés autour de cette problématique (DEAL, ADEME, ARS, METEO France) avec un plan d’action supervisé par les différentes préfectures.

Pour ce qui concerne les financements, les différents niveaux d’intervention institutionnels permettent l’activation de fonds dédiés à l’environnement ou à la coopération. C’est le cas du fonds d’adaptation de la convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), les fonds INTERREG dédiés à la coopération entre les régions Ultrapériphériques de l’Union Européenne et les Etats de la Caraïbe, les programmes LIFE, fonds verts pour le climat, le programme FED de l’union Européenne, ainsi que les moyens dont peut disposer les Etats de l’AEC.

Des aspects économiques, géostratégiques et géopolitiques pourraient ralentir le processus de remédiation de ce nouveau fléau environnemental.

 

Coretta Melyon