Les stratégies d’encerclement cognitif des plateformes vis-à-vis des usagers

Les informations, les savoirs, les connaissances forment les 3 piliers de la rente cognitive crée par la numérisation et la plateformatisation de nos économies contemporaines. Ces 3 piliers ont accéléré la transformation de nos économies au travers de multiples ruptures technologiques : plus de puissance de calcul, plus d’autonomie, plus de données, plus d’automatisation, un accès ATAWAD, un marketing 2.0,  la dématérialisation et la connexion aux objets connectés, l’économie collaborative et désintermédiée, les entreprises 4.0 et la plateformatisation, la réalité virtuelle et la réalité augmentée,  l’impression 3D, les Makers, les Fab-labs, la bio Tech, la neurotech, la gentech, la nono Tech, la robotique, l’IA, les véhicules autonomes, l’ARN messager…

Autant de ruptures qui ont touchées nos sociétés et qui ont modifiées durablement les esprits, les comportements et les habitudes des usagers d’un monde toujours plus digitalisé. Cette situation inédite interroge. Comment Uber Eats ou Deliveroo ont-ils pu croitre si vite dans un environnement de crise sanitaire aussi complexe ? Comment le modèle de livraison à domicile a-t-il pu se scléroser autant pour permettre à des néo-acteurs étrangers de dépasser les acteurs en place ? Dans quelle logique s’inscrit le modèle du leader Uber Eats pour réussir à dominer la concurrence ?

Les nouveaux exploitants

« L’économie à la tâche » (Uberisation) a pénétré les rouages de notre société de pensée et de consommation à travers la mise en place de technologies de ruptures. Ces nouveaux acteurs transforment la société au point de mettre en difficulté les acteurs historiques, individus, entreprises, institutions et société civile. Ce phénomène que nous voyons au quotidien au travers de communications toujours plus ludiques et plus engageantes, n’offre qu’une lecture d’un monde parfait où les « majors » du e-commerce proposent des services utiles et bénéfiques à tous, le « rêve digital américain ».

Une fois compris cette posture pro-numérique et la volonté de dominer le monde, qu’en est-il de la rente cognitive construite et exploitée de manière asymétrique afin de garantir la durabilité de leur modèle économique ? En captant les informations, les algorithmes construisent une asymétrie de connaissances, la souveraineté par les savoirs, l’épistocratie.  Depuis mars 2020, la crise Covid, par la mise en place de l’isolement obligatoire et du mode « distanciel », a favorisé l’intensification des échanges d’informations par voie numérique et le renforcement de la rente cognitive des plateformes de e-commerce.

Le marché de l’alimentation a été particulièrement impacté. Cette crise a redistribué les parts de marché des acteurs de la livraison à domicile en France. Les acteurs traditionnels « Drive » ont été pour la première fois dépassé par leurs nouveaux concurrents les « agrégateurs-livreurs » réalisant 8,7 milliards d’euros de CA, en progression de +140%.

L'usage intensif des techniques digitales et cognitive.

Précurseur du modèle, Uber est un fleuron américain de « l’économie à la tâche », créé en 2009 en Californie par Garrett Camp, Idir Hedjem et Travis Kalanick. La plateforme a décliné son modèle : Uber Pop (2014, transports entre particuliers), Uber Technologies (2016, véhicules autonomes), Uber Jump (locations de vélos urbains connectés), Uber Copter (2019, transports intra urbains en hélicoptère), Uber Rent (2020, crédit-bail). Uber Eats est l’une des déclinaisons les plus répandues et copiées, en effet, d’autres acteurs tel que Foodora, Deliveroo, Seazon…exploite le même modèle.

La course au profit est un impératif dans un monde hyperconcurrentiel soumis aux règles de la finance de la société ouverte globalisée. La rente cognitive est l’or des plateformes qui, en maitrisant l’information, en font un business model unique. Sur quels domaines reposent cette rente cognitive et comment est-elle captée ?

Capter les data pour tous les moyens pour maitriser le profit durablement

Comment les plateformes tels que Uber Eats ou Deliveroo procèdent-elles ? La captation de donnés est réalisée au travers d’un process digital de mise en relation en 3 étapes :  inscription + justification d’existence légale et de moyens + accès à la plateforme. Cette simplification à l’extrême facilite « l’intégration » des acteurs (coursiers, restaurateurs, usagers finaux). Usant d’une rhétorique de confort et de profitabilité immédiate, nombre d’utilisateurs adhère à cet encerclement cognitif de haute intensité.

L’intégration faite, le jeu des plateformes est de collecter la data via la plateforme ainsi que par des méthodes et des outils invasifs.  Ainsi, l’usage de pisteurs de datas, tel que « Segment.IO » permet aux plateformes de collecter en toute impunité des datas telles que le comportement de l’application, la géolocalisation du coursier, l’identité du téléphone, l’identité du coursier, la zone de travail, l’identifiant unique du téléphone, l’identifiant unique de publicité, …

Ces datas « officieuses » sont ensuite vendues à des plateformes publicitaires telles que « Braze ». Cet encerclement cognitif s’applique également au domaine de la responsabilité et de l’éthique. En effet, afin d’accroitre leur profit, les plateformes à vocation urbaine, étendent leur territoire d’action aux zones péri-urbaines et industrielles engendrant des risques de sécurité pour les livreurs.

La résonance d'un fait divers par rapport aux pratiques managériales abusives

La mort de Franck Page, à Bordeaux, livreur novice de UBER EATS, démontre l’irresponsabilité des plateformes. Dans ce cas précis, Uber a refusé de communiquer aux autorités les infos sur le coursier, craignant la mise au jour de pratiques illégales au sein de sa communauté. Pour motif de risque de sous-location de compte ou de travail dissimulé, la plateforme refuse de communiquer l’identité du coursier. « L’économie à la tâche » est à ce prix :  disparaitre dans le flou de l’illégalité ou devenir esclave de pratiques managériales abusives.

L’asymétrie informationnelle est stratégique et vitale pour les plateformes car l’information collectée sur les restaurants, les livreurs, les usagers, en les agrégeant et les combinant, est le cœur du système. Au travers du datamining, du machin e-learning, du deep-learning, les plateformes renforcent leurs intelligences artificielles capable d’optimiser leur profitabilité sous tous les aspects (spatial, culturel, économique, technologique, politique). Cela permet aux plateformes de capitaliser par l ‘appropriation et le traitement des datas. La plateforme n’a pour objectif que de savoir comment son application est utilisée et cela en « oubliant » les règles locales du travail, de fiscalité ou d’éthique.

Créer une bulle cognitive pour influencer et prendre le pouvoir

En 2015, l’Urssaf a réclamé presque 4 millions d’euros à la plateforme Uber, au motif que les chauffeurs qui travaillaient avec elle devaient être traités comme des salariés, cotisations sociales comprises. La justice a annulé la procédure sur la forme, et tout s’est arrêté. Le 20 décembre 2019, le Conseil Constitutionnel, par sa décision n°2019-749 DC établi une non-conformité partielle à l’encontre de la « Loi d’orientation des mobilités » permettant d’éviter la requalification des contrats de travail par les plateformes de livraison à domicile.

Dans un arrêt historique, la Cour de cassation a estimé le 4 mars 2020 que les chauffeurs utilisant l’application du géant numérique n’étaient pas des travailleurs indépendants, mais des salariés comme les autres. La commission mandatée pour réfléchir au statut des travailleurs d’Uber ou de Deliveroo estime, le 9 décembre 2020, que la meilleure solution est de les salarier... mais elle préconise d’autres issues car le gouvernement souhaite avant tout soutenir les plateformes. Une prise de position puissante et controversée, et opposée à celle de la France, qui prend en janvier 2022 la présidence de l’Union européenne.

L’influence par le contenu est au cœur de la controverse sur le sujet du salariat dans les plateformes. Uber tente d’imposer un modèle californien de la gestion des ressources humaines et du droit du travail. Et pour ce faire, la plateforme, au travers d’une politique de lobbying menée depuis leur implantation en Europe en 2014, travaille à orienter les décisions sur les questions du droit du travail, en rencontrant les membres de la Commission Européenne (50 fois entre 2014 et 2018) mais aussi en devenant membre de plusieurs groupe lobbyistes bruxellois tel que Business Europe ou Am Cham. Fort de dépenses de 800 à 900.000 euros par an en 2019, UBER influence les dirigeants, dont Theresa May,  pour assoir leur modèle de société ouverte.

La manipulation des biais cognitifs

La prise de contrôle des utilisateurs par l’usage massif de biais cognitifs est largement répandue dans la mécanique d’encerclement des plateformes. Ainsi en utilisant les publicités télévisées associant des stars, Uber utilise un biais mnésique par l’effet de la simple exposition. Le principe est d’exposer l’utilisateur préalablement à l’acte d’achat pour favoriser le déclenchement du passage à l’inscription.

Uber exploite aussi, un biais de jugement, l’aversion à la dépossession, en faisant croire aux coursiers qu’ils sont « propriétaires » de leur liberté d’action alors qu’ils sont contrôlés à l’excès par un algorithme. Uber emploie également le biais d’engagement auprès de ses coursiers, qui par l’effet de masse, poursuive l’action de livraison bien qu’ils connaissent la fragilité de leur statut et le choix volontaire de la plateforme de recruter dans des zones économiques sensibles comme les banlieues des métropoles françaises. Nombre de biais sont utilisés afin d’enfermer la sphère sociale dans un silo d’engagement visant à contrôler durablement le cycle vertueux de création de leur valeur économique. Les plateformes, afin de préserver et développer leur modèle, ont construit par l’accès à l’information de leur écosystème, une rente cognitive préalable à leur rente économique.

Au prix d’un encerclement cognitif puissant et hyper-réactif et d’un encerclement technologique encapsulant les utilisateurs dans un rapport du fort au faible, les plateformes construisent grâce à leur puissance économique un ascendant, temporaire car controversé, sur le pouvoir politique et sur les décisions sociales de leur écosystème. Est-ce au prix d’un abandon de liberté que nous devons souscrire au confort de la simplicité de ces formules de services « clé en main » ?

Y-a-t-il des alternatives politiques pour échapper au processus de recherche d’influence des « campagnes » des plateformes ? Les acteurs traditionnels, qui exploitent à leurs fins les mêmes biais cognitifs, sauront ils s’affranchir de la détention massive d’informations pour renouer avec la croissance et imposer leur stratégie durablement et localement ? L’Europe, en situation d’affrontement interne, se doit d’ agir pour établir un consensus en termes de fiscalité et de droit du travail pour contrôler et modérer ces acteurs opportunistes du Food-business ?

 

Jean Christophe Léon

Note complémentaire :

“La connaissance n’est autre chose que la perception de la liaison et de convenance, ou de l’opposition et de la disconvenance qui se trouve entre deux de nos idées « (Locke, 2018)

« L’économie de la connaissance » repose sur un modèle productif dans l’industrie et les services, fondé sur une complémentarité entre les technologies de la communication et les réseaux, des ressources (personnels hautement qualifiés, laboratoires de R&D) et une organisation réactive accordant une place centrale à l’innovation ». (IHEST, 2011, p 2)

« C’est alors qu’apparait la notion de connaissance comme produit individuel et collectif issu d’informations et guidée par une vision commune du but à atteindre et du sens à donner à l’action » (N. Moinet, 2009, p218)

« Le bigdata s’adresse aux énormes volumes de données structurées ou non structurées, difficilement gérables avec des solutions classiques de stockage ou de traitement. Ces données proviennent de sources diverses et sont produites en temps réels. Le bigdata est le point de rencontre entre la multiplication des données non structurées, les besoins d’analyse de ces données, les progrès de la technologie ». (Brasseur, 2013, p. 34).