Les vulnérabilités endémiques du monde éducatif aux ingérences étrangères

Tensions géopolitiques, tensions économiques, accroissement des rivalités et terrains d’affrontements, peu de secteurs échappent à cette logique de crise. On pourrait espérer que les bancs des écoles et ceux des amphithéâtres demeurent dans une bulle, isolés des tracas de ce monde. Pourtant, il n’en est rien. L’information, le savoir, sont devenus des enjeux stratégiques. On parle désormais d’économie de la connaissance. Les terrains de la science et de l’éducation sont par conséquent des terrains où s’affrontent des logiques d’acteurs dont les antagonismes dépassent largement les débats académiques. Le monde de l’éducation en général, mais l’enseignement supérieur en particulier sont impactés par des enjeux de puissance, de captation de ressources scientifiques, culturelles, ou technologiques. Plusieurs rapports ont récemment mis la lumière sur des logiques d’influence ou d’ingérences étrangères qui ciblaient notre système d’enseignement supérieur. Les universités sont une cible prioritaire mais pas exclusive de ces manœuvres. Les écoles de commerce, d’ingénieurs, publiques ou privées sont aussi ciblées. Un certain nombre d’éléments culturels et structurels créent les conditions de cette vulnérabilité. Il est alors nécessaire de s’interroger sur les raisons de cette fragilité, d’identifier les moyens mis en œuvre, de questionner leur efficacité d’envisager des changements de stratégie, de posture afin de mieux protéger notre patrimoine scientifique et technologique.

Des affrontements anciens dans l’économie de la connaissance.

L’éducation a toujours été un domaine stratégique pour les sociétés. Elle était la garantie d’une puissance intellectuelle, mais aussi technique puis technologique. La diffusion du savoir quant à elle, fut un instrument d’influence à l’Antiquité, au Moyen-Age, au temps des Lumières. La connaissance est aussi une économie avec ses logiques, ses acteurs, ses compétiteurs ; avec un marché, des « usagers », (les étudiants, nous verrons qu’une évolution des pratiques peut valider, parfois, le terme « consommateurs »), avec ses crises, ses innovations, ses disruptions. Les Etats-Unis, pays jeune, ont très vite compris la nécessité de combler leur « retard » par rapport à une Europe dont les plus anciennes universités remontaient au XIIIème siècle. Ils ont réussi en 200 ans à combler ce retard et à imposer, notamment par la puissance financière privée, leurs universités à hauteur puis au-dessus des universités européennes, à partir des années 1960. Dès lors cette domination est une domination par les moyens alloués aux équipes de recherche, par les brevets, par le recrutement des meilleurs chercheurs, entre autres. Deux autres éléments sont à distinguer : la validation des résultats de la recherche (publications) et les normes (accréditations, classements), car ils appartiennent à un champ d’action classique dans la guerre économique ; la norme.

Avant la Seconde Guerre Mondiale, l’Europe dominait largement le monde de l’édition scientifique. Force est de constater que ce n’est plus le cas, et que le monde de l’édition scientifique est largement anglo-saxon, américain notamment. Cette domination contraint l’ensemble des chercheurs non anglophones à produire le résultat de leurs recherches et à les faire évaluer en Anglais. Il n’est nullement question ici de remettre en cause les bienfaits de pouvoir s’exprimer voire publier dans une langue étrangère, néanmoins, l’ensemble de la communauté scientifique ne part pas à armes égales. Outre l’aspect linguistique, le contrôle de la majorité des structures évaluatrices de la production scientifique est un élément d’influence et de puissance non négligeable.

Plus récemment, les classements des universités ou les organismes de certification pour les écoles de commerce (désormais Business Schools) ont fait apparaitre cette même domination. Tous les classements ne sont pas américains (ex : ARWU de l’université Jiao Tong, à Shanghai, ou THE à Londres), mais les modalités d’évaluations sont basées sur des critères favorables aux établissements construits sur le modèle américain. Les universités françaises étaient sous-représentées dans le haut du classement, jusqu’il y a peu (fusions). Par ailleurs la structuration particulière du système d’enseignement supérieur français vis-à-vis de ses homologues européens, n’arrange(ait) rien. Autre exemple, le domaine .edu très convoité dans le marketing de l’éducation, est contrôlé par Educause, et il n’est pas possible de déposer un nom de domaine sans le respect d’un cahier des charges contraignant.
Enfin, depuis les années 1990, les Etats-Unis se sont imposés comme les leaders du marché (privé) de l’information. La digitalisation qui est le fruit de cette volonté de puissance impacte également le monde de l’éducation. Le marché global des technologies de l’éducation (EdTech) a vu son estimation doubler entre 2018 et les projections de 2025 pour atteindre 341 milliards de dollars. Le Covid-19 a, dans le domaine de l’éducation, comme dans d’autres joué un rôle d’accélérateur. La continuité pédagogique a imposé de recourir dans l’urgence à des solutions qui pour la plupart ne sont pas souveraines, en particulier pour les cours en ligne avec l’explosion du recours à des solutions telles que ZOOM ou TEAMS. Nous le voyons, l’éducation, l’enseignement et la recherche peuvent être considérés comme des marchés et par conséquent comme des terrains de confrontations, de rapports de force, de manifestation de stratégies d’influence. A ce titre ils sont au cœur des mêmes enjeux que d’autres marchés et des publications récentes viennent confirmer ces tendances.

Des stratégies d’influence voire d’ingérence visant l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) français à mises à jour.

Deux rapports publiés en 2021 viennent attirer l’attention sur la vulnérabilité de l’ESR et son ciblage par des puissances étrangères. Le premier, spécifique à l’ESR, est le rapport GATTOLIN, rapport d’information du Sénat issu des travaux de la mission d’information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences. Le second est un rapport de l’IRSEM sur les Opérations d’influence chinoises, un moment machiavélien, signé par MM Charon et Jeangène Vilmer, qui comme son titre le laisse entendre, s’attache à démontrer des influences chinoises, y compris dans l’ESR.

Ces deux rapports aux méthodologies et visées distinctes (mission d’information parlementaire d’une part, contre influence d’autre part) témoignent des mêmes stratégies d’acteurs extra nationaux et de leur intérêt pour l’enseignement et la recherche Français, notamment les universités. Ces actions ne ciblent pas uniquement la France. D’autres pays sont aussi ciblés dans un contexte de compétition accrue voire de tensions et durcissement des modes d’action.

Les universités sont des lieux de savoir, de connaissance. Elles sont aussi des centres technologiques et de recherche dans lesquels sont développés les prototypes, les molécules, appelés à devenir dans leur application industrielle, les atouts dans la compétition technologique internationale. Les laboratoires sont donc des lieux qui intéressent tous ceux qui gèrent ces questions de compétition internationale. Ce sont soit des entreprises, soit des services étatiques en charge au minimum d’intelligence économique, sinon de renseignement. Les universités sont aussi des lieux de débats, de partage de la connaissance, de structuration de la pensée, de courants idéologiques. Les manœuvres d’influence ne se concentrent pas que sur ce qui est brevetable, elles ciblent également le patrimoine immatériel, les idées, les représentations.

Ainsi le rapport Gattolin met en avant des stratégies allant du « soft power » à l’influence. Les modalités sont variées mais on peut imaginer la facilitation pour des chercheurs français de déplacements, de moyens de recherche à l’étranger de la part de pays essayant par ces facilitations, d’obtenir en retour une mise en avant de leurs atouts (culturels ou archéologiques par exemple). Le stade supérieur peut consister à proposer des rémunérations avantageuses pour des conférences, colloques. Enfin, l’opposé peut être valable, c’est-à-dire l’augmentation de difficultés administratives (contrôles, visas…), voire de menaces d’arrêts de collaboration, de suspension d’accès au territoire et donc parfois au terrain d’étude. Le soft power peut se muer en « hard ». Un des risques pointé par les sénateurs est l’auto-censure des chercheurs par crainte de représailles.

Il faut noter que ces mesures de rétorsion peuvent aussi toucher les établissements ou personnels étrangers avec lesquels nos universités et enseignants-chercheurs collaborent. Elles concernent également les étudiants Chinois en France qui sont suivis et observés. Dans le cadre de la Chine, l’exemple des Instituts Confucius est intéressant. Instrument de soft power par excellence, les Instituts Confucius sont pointés du doigts pour leurs choix d’implantation. A la recherche d’écosystèmes d’enseignement supérieur et de recherche « modestes », leurs implantations en France coïncident également avec les sites industriels ou militaires stratégiques.
Néanmoins, il semblerait que cette stratégie initiée en 2004, marque le pas, notamment à cause de la multiplication de controverses en France ou en Europe. Dans une autre veine, la Turquie a également opté pour des instituts (Gulen à l’origine, puis devenus Yunus Emre). Ces instituts pilotent des opérations d’influence (parfois d’intimidation) auprès d’établissements français. Contrairement à la Chine, la Turquie investit davantage le champ sociétal et politique sur des problématiques liées à l’Islam, à la question Kurde et au génocide arménien. Dans ces cas-là on bascule dans la guerre de l’information avec des prises à partie très brutales ou des menaces de sanctions pénales à l’encontre de ceux qui ne suivent pas dans la ligne officielle. Enfin, il existe de véritables opérations d’espionnage pour récupérer des informations d’intérêt scientifique voire stratégique. La DGSI publiait une note en octobre 2021 (Ingérence et vulnérabilités dans la recherche et l’enseignement supérieur) qui recensait des exemples d’incidents ou de menaces assortis de recommandations. On voit que certains acteurs n’hésitent pas à employer des moyens illégaux pour parvenir à recueillir des informations dans les laboratoires.

L’ESR français est un terrain de stratégies d’influence et d’ingérence qui découlent de pratiques d’intelligence économique et/ou de guerre de l’information. Est-il bien protégé ? Les Sénateurs identifient des vulnérabilités. Ces vulnérabilités sont d’abord d’ordre méthodologique. Gérée au sein du SGDSN, la Protection du Potentiel Scientifique et Technique de la nation, met en place une grille des risques et menaces, identifie des sites, des activités sensibles et établit des procédures. Mais la PPST s’applique plus difficilement aux Sciences Humaines et Sociales. Une des principales vulnérabilités est d’ordre financier avec des moyens insuffisants au regard des risques et de la multiplication des menaces. Dans une grande université de province, pour 60 000 étudiants et 3 000 personnels il y un seul Fonctionnaire Sécurité Défense…difficile dans le cas-là d’être efficace. Les moyens sont nettement sous-dimensionnés. Les personnels sont-ils sensibilisés ? On touche là à un des points cruciaux, la culture de la sûreté. Sauf dans de très rares laboratoires, cette culture est pour ainsi dire inexistante. Elle est en parfaite opposition avec les principes d’ouverture, d’échanges, d’accueil qui président dans les laboratoires.

L’esprit de résistance n’est pas toujours partagées au niveau français.

Ce débat dure depuis des décennies. A partir des années 90, des tentatives de sensibilisation des directeurs de recherche, à la tête de laboratoires rattachés au CNRS, ont eu lieu par l’intermédiaire des services du Haut Fonctionnaire de Défense. L’écoute de l’auditoire était polie mais n’a pas donnée suite à une réflexion plus poussée. Certains chercheurs s’étonnaient même que l’on puisse s’en prendre à la facette nord-américaine du problème.

Que faire faut-il faire dans ce cas pour faire changer les mentalités ? Les principes sont pourtant relativement simples :

. Prendre conscience du problème et de ses impacts (scientifiques, économiques).

. Faire œuvre de pédagogie pour expliquer la nécessité de cette vigilance.

. Initier à la cybersécurité.

. Comprendre que dans ce contexte, la sûreté est le garant du système à la française.

Mais le monde de la recherche en miroir avec le monde de l’ingénieur, est très réticent à s’engager dans cette voie qui lui semble contraire aux principes « naturels » d’échange pratiquées dans la communauté scientifique. L’enseignement supérieur et la Recherche française sont par essence ouverts sur le monde. La science est universelle, elle n’a de sens que dans la collaboration, notamment internationale. La circulation de l’information est donc prépondérante. Le seul problème est qu’une partie des puissances de ce monde (Chine, Russie, Iran, Turquie, Inde) ne partage pas cet avis universaliste, sans parler de pays moins grands mais qui appliquent des principes similaires comme la Corée du Sud. L’universalisme est une belle idée à condition qu’elle soit appliquée par tout le monde. Dans le cas contraire, ce principe peut se retourner contre nous, nous affaiblir et in fine appauvrir la population de notre pays et l'exposer à de nouvelles formes d'impérialismes marchands.

Emmanuel Froute