L’Etat français peut-il encore réaffirmer son modèle universaliste via l’Ecole de la république ?

Le 14 décembre 2021 à l’Institut d’Etudes Politiques (IEP) de Grenoble un enseignant a été suspendu de ses fonctions pour "propos diffamatoires" et atteinte à la "discrétion professionnelle" pour avoir pointé du doigt les dérives wokes de certains de ses collègues. Le point de départ : une remise en cause de la scientificité du concept d’islamophobie dans le cadre d’un colloque sur l’égalité. Au lieu de susciter un débat raisonné et nuancé entre professionnels éclairés et académiquement compétents, deux camps s’affrontent parmi les enseignants, l’administration et les étudiants : les « offensés » criant au racisme (qualifiés de wokes), puis les autres. La polémique prend une ampleur nationale via les réseaux sociaux, notamment lorsque que le syndicat étudiant UNEF est allé jusqu’à accuser l’enseignant d’islamophobie, dans un contexte encore lourd de la décapitation de Samuel Paty du fait de cette même accusation. Retour sur la polémique et ce qu’elle nous révèle sur les conséquences de l’entrée du wokisme dans les établissements d’enseignement supérieur.

L’enseignement supérieur français, nouveau haut-lieu du wokisme par excellence ?

Être militant ou conscient des injustices et de l’oppression qui pèsent sur les minorités fait de soi-même une personne éveillée, terme plus largement connu sous l’appellation argotique anglo-américaine woke. Dans son acceptation originelle le « wokisme » n’incitait pas à la censure et a contribué à l’éveil des consciences sur les inégalités raciales et la lutte pour les droits des minorités afro-américaines aux Etats-Unis. Aujourd’hui le concept est récupéré par des partis politiques auto-proclamés progressistes pour promouvoir davantage de justice sociale mais aussi par des partis conservateurs pour blâmer ses outrances et ses dérives comme la cancel culture. S’accommodant très mal du débat civil et rationnel, le « wokisme », dans la plupart des cas, cherche à censurer ses adversaires déclarés ou présumés. Dans les cas les plus extrêmes comme à celui de l’IEP de Grenoble, il est non seulement question de censure et d’exclusion de la vie universitaire mais aussi de mise en danger la sécurité physique. En effet, nul ne peut ignorer, sauf peut-être certains wokes incapables de nuancer leurs propos, qu’aujourd’hui, la notion d’islamophobie tue aussi ceux qui en sont accusés.

Des polémiques wokes déjà connues dans les universités des Etats-Unis

Dans son dernier ouvrage Génération Offensée la journaliste Caroline Fourest rend compte de la situation de certaines universités américaines – parmi les plus prestigieuses comme Oberlin, Harvard, Columbia ou Brown – dans lesquelles existent des catalogues détaillés d’expressions, de mots, d’attitudes ou même de cours pouvant être perçues par certains étudiants comme autant de « micro-agressions ». Pour échapper à ces « micro-agressions », les étudiants ont à leur disposition des « Safe rooms », lieux préservés de toute injonction, et se doivent d’être avertis au préalable par des « triggers warnings » pour les inviter à fuir le débat. Elle dresse aussi un état des lieux inquiétant de l’auto censure de certains enseignants dans les universités de Dukes et Hollins en 2016 où elle est intervenue dans le cadre de conférences menées sur Charlie Hebdo et la laïcité. La polémique en cours à l’IEP de Grenoble et le soutien de la direction de l’établissement fait écho à ce qu’il se passe dans les universités étasuniennes. Rappelons que ce n’est pas la première fois qu’une institution publique française est désignée comme favorable au wokisme. Pour aller plus loin, certains syndicats de l’institut grenoblois ont déjà évoqué un « droit de retrait » en cas de contenu sensible qui font directement écho aux « Triggers warnings ». Ainsi, bien paradoxalement, l’université, qui est le lieu où les idées, les identités, doivent être le plus questionnées, le plus chamboulées, le plus contredites, est devenu le lieu de tous les excès dictatoriaux. Car si il est question de « safe space », de « triggers warnings » et de « micro-agressions » à la moindre remarque, aucune pitié n’est pas-contre concédée à tous ceux que le mouvement woke perçoit comme ses adversaires.

Choisir le chemin de l'identité ne mènera jamais à l'égalité mais à la revanche

Les conservateurs et les progressistes ont le devoir de reconnaître et condamner les dérives identitaires wokes qui mettent en péril le modèle de l’école républicaine « à la française », référence majeure en termes d’inclusivité, de liberté d’expression et de capacité à s’affranchir par soi-même. Les récupérations politiques des déviances de l’extrême gauche par l’extrême droite doivent tout autant interpeller ceux qui ont les valeurs universalistes de la république chevillés au corps. L’Histoire nous a appris que les extrêmes, bien souvent, se nourrissent l’un l’autre dans une dynamique, ici identitaire, toujours mortifère. Sans nuance, sans esprit critique, sans culture générale il sera impossible pour les générations futures passées sur les bancs de l’école publique d’agir en pleine conscience pour préserver les acquis des Lumières, de raisonner rationnellement ou de prendre des décisions éclairées librement au quotidien. Ce constat est d’autant plus sévère au moment où le ciel s’assombri aux frontières de l’Europe.

Comme le conclu très justement dans son livre Caroline Fourest : « Tant que la gauche identitaire ridiculisera l'antiracisme de façon aussi liberticide et sectaire, la droite identitaire gagnera les esprits, les cours, les reins, puis les élections. À force de défendre la censure, l'ethnie, la religion et le particularisme, on lui laisse le beau rôle : défendre la liberté. »[1]

 

Serge Fassiet

[1] Page 162 : Fourest, C. (2020). Génération offensée : de la police de la culture à la police de la pensée. Grasset.