A l'heure des armes législatives extraterritoriales, qu'en est-il de l'Europe ?

Les États-Unis et la Chine, profitant de la crise du multilatéralisme pour avancer leurs pions sur l’échiquier international, renforcent, utilisent et imposent leurs armes législatives pour écraser leurs adversaires sur le plan économique et asseoir durablement leur suprématie économique.

L'Union Européenne, 2ème marché mondial, reste pourtant sujet à des actes de prédation économique sans pouvoir riposter efficacement à armes juridiques égales. Sous couvert de lois anti-corruption ou de non-respect des embargos, les États-Unis s'arrogent le droit de juger des multinationales européennes directement sous prétexte que l'Europe n'est pas équipée d'un arsenal juridique adéquat. La Chine fourbit ses armes économiques et fait trembler les économies mondiales tant elles sont dépendantes de son industrie.

L'extra-territorialité de la loi américaine comme arme de coercition

On pourrait prendre l’exemple de l’abus de droit auxquels les Européens sont confrontés par l’usage intensif des États-Unis de leurs lois extraterritoriales sous couvert de lutte contre le blanchiment d’argent ou bien de lutte contre la corruption. Pour autant, de nombreux spécialistes démontrent que ces lois ne sont qu’autant de véhicules permettant aux États-Unis d’affaiblir l’économie européenne pour favoriser leurs propres entreprises. (1)

Dans cette guerre économique qui cache son nom mais que la présidence de Donald Trump a eu le mérite de révéler au grand jour, les États-Unis jouissent à cet égard d'un avantage majeur qu'est le US Dollar, dénoncé comme "privilège exorbitant" par Valéry Giscard d'Estaing. Monnaie de réserve mondiale et largement utilisé dans le cadre des échanges commerciaux internationaux, Washington a décelé l'opportunité d'inclure dans son corpus législatif depuis 1977, notamment via le FCPA, que le fait d'utiliser l'US Dollar pour tout ou partie d'une transaction donnait un droit de regard et d'action juridique internationale aux Américains. Depuis, cela s'est étendu à d'autres véhicules transitant par les États-Unis tel que les e-mails, serveurs, messageries...

Les lois promulguant des embargos contre des pays ou des entreprises le sont tout autant mais leurs actions sont beaucoup plus facilement décelables, à l’image des nombreuses entreprises russes, iraniennes ou même chinoises mises sur liste noire par le Département d’État américain car étant jugées pour avoir des activités contraires à la sécurité nationale des États-Unis.

Washington ajoute régulièrement des sociétés étrangères à sa Entity List, éditée par le Bureau of Industry and Security, et présentant l'ensemble des sociétés sous sanctions économiques. Signe des tensions géopolitiques et commerciales grandissantes avec la Chine d'une part et avec la Russie d'autre part, cette liste est très régulièrement agrémentée de sociétés chinoises et russes, interdisant de facto toute relation commerciale quelle qu’elle soit à toute société (américaine ou non) souhaitant continuer à commercer aux États-Unis, ou tout simplement de rester dans leurs bonnes grâces. (2)

La réponse de la Chine communiste aux sanctions occidentales

Sous l'ère du Président Trump, le conflit commercial est déclaré avec la Chine. De 2016 à 2020, de nombreuses entreprises chinoises sont interdites de marché américain et certaines sont même bannies à l'instar de Huawei, TikTok et Wechat, avec pour certaines des répercussions drastiques en Europe.

Pour le Président Xi Jinping, la période "Trump" fait office d’électrochoc, notamment à la suite des difficultés rencontrées par le géant chinois des télécoms ZTE qui se voit interdit d'importer des technologies américaines à la suite des sanctions américaines à l'encontre de la Chine. Force est pour lui de constater que le plan Made in China 2025 qui lui est très cher demeure encore fortement dépendant des technologies américaines. (3)

Pendant longtemps impassible devant les injonctions et pressions occidentales, Beijing a décidé de frapper fort en adoptant par surprise le 10 juin 2021 une nouvelle loi anti-sanctions visant à sanctionner les sociétés, entités ou personnes privées participant directement ou indirectement, à l'application et au respect des sanctions américaines ou européennes à l'égard de la Chine et de ses sociétés ou personnes. C'est une loi qui a pris de court les acteurs économiques occidentaux opérant dans l'Empire du milieu car ceux-ci se retrouvent devant le choix cornélien de respecter, ou pas, les sanctions occidentales.

Selon la traduction non officielle en anglais du texte publié par le comité permanent de l'Assemblé nationale populaire, il y est notamment indiqué : « le refus de délivrer des visas, d'entrer sur le territoire ou l'expulsion et la mise sous scellés, la saisie et le gel des biens des personnes ou des entreprises qui adhèrent aux sanctions étrangères contre les entreprises ou les fonctionnaires chinois ».

A l'heure actuelle, la Chine est l'unique challenger de la suprématie économique des États-Unis, ambitionnant de devenir une superpuissance technologique d'ici à 2049. Il restera donc à surveiller de près les mises en applications concrètes de la nouvelle loi de blocage votée par le PCC ; d'une part au niveau des répercussions qu'elles pourraient avoir sur la stratégie géopolitique globale des États-Unis et, d'autre part, de la réponse que pourrait apporter l'UE vis-à-vis de ce nouveau corps législatif qui rend sa position géo-économique (et géopolitique) de plus en plus délicate.

L'Union Européenne en mal d'inspiration, comme tétanisée

La principale problématique européenne résiderait actuellement dans son absence d’initiative à ce sujet. L’essentiel du droit européen des affaires régit les aspects de libre-concurrence et de libre-circulation des biens et personnes. Rien n’est pour l’instant défini au niveau européen concernant l’harmonisation d’un code des affaires européen, permettant d’harmoniser les règles de droits commerciaux entre les 27, comme il l’a pourtant déjà été entamé pour la défense des consommateurs ou sur la réglementation des marchés financiers.

L'Union Européenne subit depuis 20 ans, directement ou indirectement, les sanctions américaines qui brident les investissements étrangers de ses multinationales. Malgré cela, elle semble bien impuissante et démunie face au rouleau compresseur juridique d'outre-Atlantique.

Pourtant, alors que Washington instaurait en 1996 les lois à portée extraterritoriales Helms-Burton et D'Amato-Kennedy (4), l'UE instaura une loi de blocage la même année pour contrer les sanctions. A l'époque, cette arme législative européenne interdisait expressément aux entreprises, particuliers et résidents de l'UE de se soumettre aux règles US imposées contre Cuba, l'Iran et la Libye. Ce dispositif, jamais mis en œuvre, avait fait reculer à l'époque les velléités américaines d'imposer ses sanctions. En effet, la loi de blocage européenne indiquait que toute personne (morale ou physique) avait le droit de recouvrer les indemnités dues pour tous dommages découlant de l'application des lois américaines par la saisie et vente des avoirs US en Europe. Mais cette arme législative une fois brandit, n'a jamais été utilisée.

En 2018, Jean-Claude Junker, alors Président de la Commission Européenne, avait de nouveau évoqué ce règlement de blocage alors que les tensions s'amplifiaient entre Washington et Beijing. Mais sans effet cette fois-ci, les Américains se rappelant certainement de l'épisode de 1996.

Selon la Fondation Robert Schuman, qui plaide pour un code des affaires européen (5), il est indispensable de consolider les règles déjà existantes pour apporter une plus grande lisibilité. Il y est notamment indiqué dans son rapport que « l'Union européenne s'est concentrée sur les aspects institutionnels, tandis que les relations « de commerçant à commerçant » ou de « société à société » n'ont pas connu de réglementation effective au niveau européen.»

Dans la ligné de celle-ci, la Commission Européenne a sorti un Livre Blanc en mars 2017 (6) dans lequel il est indiqué plusieurs scenarii pour l’Europe à horizon 2025. Dans le scénario 3 intitulé « Ceux qui veulent font plus », il y est écrit dans les actions en cours « Un groupe de pays travaille en collaboration et convient d’un « code de droit des affaires » commun unifiant le droit des sociétés, le droit commercial et des domaines connexes, qui aide les entreprises de toutes tailles à exercer facilement leurs activités au-delà des frontières ».

Depuis lors, les 27 ne sont pas restés les bras croisés. Tout d'abord avec le RGPD, entré en vigueur le 27 avril 2016, visant à protéger et réguler les données personnelles des citoyens européens à travers le monde. Puis, le 1er juin 2021, est entré en fonction le nouveau Parquet Européen, l'OLAF, dirigé par la magistrate Laura Codruța Kövesi. Idée en gestation depuis la fin des années 90, il aura fallu près de 30 ans à l'UE pour arriver à mettre en place cette instance européenne. L'Europe en avait bien besoin pour traquer et sanctionner les actes de fraude, corruption, blanchiment et de retrouver une légitimité juridique aux yeux des États-Unis. Petit bémol : seuls 22 pays sur 27 ont rejoint cette coopération renforcée. La Hongrie, la Pologne, l’Irlande, la Suède et le Danemark ne participent pas à cette initiative.

Par ailleurs, récemment, la commission du Commerce International du Parlement Européen a rendu son rapport intitulé « Extraterritorial sanctions on trade and investments and European responses » (7). Il y est fait état des challenges que posent l'extraterritorialité des lois américaines et chinoises et des mesures que pourraient prendre l'Europe pour les contrer. La nécessité d'avoir une action plus synchrone à 27 via l'OMC et auprès des Nations Unis afin d'y dénoncer l'application illégitimes de ces lois extraterritoriales est recommandé par les experts.

Également, est soulevé l'option d'utiliser le levier du SWIFT, organisme de messagerie interbancaire basé à Bruxelles (régit par les lois européennes) comme arme "anti-sanctions". Utilisé internationalement pour les virements internationaux entre devises, le système SWIFT est un acteur prépondérant sinon incontournable pour les règlements internationaux. Mais la riposte s'organise déjà notamment du côté des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), notamment en Russie avec le SPFS « Financial Messaging System of the Bank of Russia" et en Chine avec le CIPS "Cross-Border Interbank Payment System ».

Face à tous ces challenges, l'Europe ne semble pas décidée politiquement à préparer une contre-offensive juridique contre ses partenaires stratégiques qui, eux, ne reculent devant rien.

Si l'Union Européenne veut préparer sa souveraineté technologique et industrielle, elle doit également s'équiper très rapidement de contre-mesures défensives et d'armes offensives afin d'aiguiser son "sharp power" pour se réaffirmer sur la scène internationale et calmer les ardeurs des deux superpuissances que sont les Etats-Unis d’Amérique et la Chine, faute de quoi elle se retrouvera en porte-à-faux et victime des tensions économiques extrêmes qui ne cessent de s'amplifier entre la Chine et les Etats-Unis.

 

Guillaume-Henri Hurel
Auditeur de la 36ème promotion MSIE

 

Liens de lectures complémentaires

  1. « Le droit, nouvelle arme de guerre économique – comment les États-Unis déstabilisent les entreprises européennes » de Ali Laïdi, Actes Sud (2019) et « Le Piège Américain » de Frédéric Pierruci, Matthieu Aron – Editions Lattès (2019)
  2. Supplement No. 4 to Part 744 – Entity list.
  3. Evolving Made in China 2025, China’s industrial policy in the quest for global tech leadership.
  4. Cuban Liberty and Democratic Solidarity (Libertad) Act de 1996, auquel s'ajoutent les dispositions du code fédéral (CFR) sur le contrôle des avoirs cubains et Iran and Libyan Sanctions Act of 1996
  5. Pour un Code européen des affaires.
  6. En route vers un Code européen des affaires : Livre Blanc sur l’avenir de l’Europe, Commission européenne, 1er mars 2017 : l’Afrique montre la voie à l’Europe.
  7. Extraterritorial sanctions on trade and investments and European responses, European Parliament, Policy Department for External Relations, Directorate General for External Policies of the Union, November 2020.