L’industrie de défense face à l’opinion publique le cas de la vente de Rafale aux Émirats arabes unis

Le 3 décembre 2021, le Président français Emmanuel Macron concluait la vente de 80 Rafale aux Émirats arabes unis. Si cette vente fut présentée comme un succès par le gouvernement et au sein de la BITD française, il n’en a pas été de même pour l’opinion publique qui s’est exprimée de façon plus défavorable face à ce nouveau contrat.  Quelles stratégies ont donc été mises en place par les acteurs afin de faire valoir leur position ?

Un contrat historique dans un contexte difficile

Intervenant quelques mois après l’humiliation subit par la France dans le cadre du contrat pour les sous-marins australiens, cette vente apparaît comme une revanche pour la France vis-à-vis de l’industrie de défense mondiale et permet d’asseoir les compétences de la BITD française au Proche-Orient. Elle est d’autant plus importante qu’il aura fallu une quinzaine d’années au Rafale pour s’exporter, présenté d’abord comme un échec face à la concurrence américaine, il complète voire remplace aujourd’hui les équipements américains au sein des armées qui souhaitent diversifier leurs acquisitions en particulier en termes d’avions de combat. Les négociations pour cette vente avaient débuté en 2008 avec des hauts, des bas et de nombreuses pauses. Aujourd’hui ce contrat de 80 avions estimé à 16 Milliards d’euros (plus gros contrat de Rafale à ce jour), garantit jusqu’en 2030 le plan de charge de Dassault Aviation mais également de ses fournisseurs de premier rang tels que Safran, Thalès ou MBDA.

Parallèlement les Émirats arabes unis sont impliqués depuis mars 2015 dans une coalition aux côtés de l’Arabie Saoudite en vue de réinstaller au pouvoir le gouvernement yéménite reconnu par la communauté internationale. Ce dernier avait été renversé en 2011 à la suite de révoltes émanant notamment des rebelles Houthis, groupe armé d’origine chiite (zaïdisme) basé au nord du Yémen, appuyés par un mécontentement général.

En 2015, la coalition lance donc des raids aérien contre le Yémen faisant des milliers de morts (civils et militaires) au fil des années. Bien qu’ayant entamé leur retrait du Yémen en octobre 2019, les Émirats arabes unis continuent d’entraîner, de financer et d’armer différents groupes (milices) non soumis à l’obligation de rendre des comptes et occupaient jusqu’en 2021 certaines installations notamment pétrolières. Cependant, pour donner suite aux bombardements de missiles balistiques en janvier 2022 des Houthis sur le territoire des Émirats arabes unis, la coalition a mené trois nouvelles frappes sur le territoire yéménite, faisant de nombreuses victimes civiles. 

L’industrie de défense n’ayant pas bonne presse, ces attaques violant le droit de la guerre et faisant croitre le nombres de victimes, favorise l’insurrection de l’opinion publique contre la vente d’avions de combat à l’un des membres de la coalition. Parallèlement l’intervention d’acteurs tiers tels que l’État ou ONG, poussent les deux parties à adopter une véritable stratégie de légitimation au regard de l’industrie de défense, créant un rapport de force plus ou moins avéré.

Une opinion publique de plus en plus critique qui pousse la BITD à la justification

Afin de légitimer la vente de ses avions de combat, Dassault aviation s’appuie notamment sur le levier économique touchant directement la population française, tel qu’une production 100% française des avions avec un assemblage et des compétences avionique (Thalès) concentrés en Gironde, une construction des moteurs en Seine et Marne et enfin, une utilisation de pièces primaires issues de 500 PME tricolores, représentant ainsi des milliers d’emplois supplémentaires. Dans un cadre de crise économique, cette stratégie pousse l’opinion publique à trouver son propre intérêt dans la vente des Rafale, faisant passer l’aspect moral au second plan.

Appuyé par l’acteur tiers qu’est l’État, la BITD française peut également compter sur un aspect politique de sa stratégie de légitimation. Dans le cadre du contrat de Rafale à destination des Émirats arabes unis, le ministère des armées a notamment mentionné que face au « désengagement des États-Unis dans le Golfe » ce contrat revêtait un véritable caractère stratégique pour l’influence de la France au Moyen-Orient.

Si l’aspect économique de la stratégie s’avère plutôt efficace, car s’adressant directement à la population, le bien-fondé du contrat d’avions de combat, lié à l’aspect politique et diplomatique est, dans un premier temps, plus relatif car plus éloigné du quotidien de l’opinion publique. Cette dernière est donc plus influençable par la stratégie des médias ou des ONG qui ont pour objectif de créer un jugement de valeur au sein de l’opinion publique.

Pour cela l’opposition à laquelle fait face la BITD française fait notamment appel à la morale, fréquemment invoquée dans la conduite des politiques étrangères et s’opposant à la Realpolitik souvent associée à une politique stratégique de puissance plus brutale, s’affranchissant du critère moral. L’opposition politique est souvent l’un des acteurs principaux ayant recours à cet aspect moral, c’est ainsi qu’on a vu le politique et écologiste français Yannick Jadot tweeter : “La France nous fait honte quand elle arme des régimes autoritaires qui méprisent les droits humains”. Cependant le poids de représentation de l’opinion publique par l’opposition politique doit être mesurée puisqu’elle intervient dans le cadre de la campagne présidentielle 2022.

Il est toutefois important de relever le poids de l’État en tant qu’acteur tiers de la BITD française dans la mesure où ce dernier dans un objectif d’appropriation de l’opinion publique n’a pas hésité à utiliser en parallèle de ses arguments de puissance stratégique, l’aspect moral, en insistant sur l’objectif de lutte contre le terrorisme, sujet touchant particulièrement la population française depuis 2015.

Si cette vente de Rafale s’est évidemment faite au grand regret de l’ONG Amnesty international, soupçonnant les Émirats arabes unis de crimes de guerre, la force de l’opposition face à ce contrat est restée relative dans les médias et aux yeux de la population française. Il n’en n’a pas été de même pour les acteurs « secondaires » de la BITD.


Bataille informationnelle : tenter d’entraver l’adversaire Si la bataille médiatique n’a pas eu la réussite escomptée au sein de la population elle se fait cependant ressentir au sein des acteurs clés pour la BITD. En effet, les banques hésitent à soutenir les projets liés à l’exportation pour des questions de réputation et les investissements répondent de plus en plus à un aspect éthique.

Au niveau européen, les projets pourraient rencontrer des difficultés face à la taxonomie européenne pour la finance durable dont l’armement est exclu. A ces difficultés s’ajoutent la multiplication de projets des partis écologistes européens ; par exemple la proposition au Parlement européen du Groupe des Verts/ Alliance libre européenne de transformer la position commune européenne sur les exportations d’armements en règlement communautaire ou encore, la proposition de la coalition en feu tricolore de l’Allemagne (SPD/verts/libéraux du SPD) qui souhaite que l’on interdise les ventes d’armes vers les pays directement impliqués dans la guerre au Yémen.

Parallèlement, une source non identifiée a initié une opération d’influence afin de dresser l’opinion contre cette vente. Fin novembre 2021, l’ONG Disclose divulguait des « leaks » incriminant la France pour des exactions commises dans le cadre de sa coopération avec l’Égypte mais également pour d’autres ventes d’armes à des régimes autoritaires réitérée le 3 décembre. La source en a également profité pour remettre en cause la clairvoyance de la diplomatie française au sujet de sa realpolitik et de sa justification selon l’aspect stratégique des alliances. La fiabilité de cette source est néanmoins relative car on ne connaît pas son origine, il est donc difficile de lui accorder le crédit approprié.

La BITD demeure un acteur incontournable

Si le contexte actuel de la guerre en Ukraine souligne à nouveau la nécessité de se défendre, la vente d’armes aux régimes autoritaires est loin de faire l’unanimité et la pérennité des conflits et les escalades de violence dans les pays du Golfe ne créent pas un contexte favorable sur le long terme pour les exportation d’armements vers ces pays qui représentent une part importante de nos exportations. Si la France pourrait décider de ne pas traiter avec ces pays, cela n’est pas dans son intérêt dans le cadre du jeu stratégique de puissance internationale actuel et de son économie reposant en grande partie sur l’industrie de défense.

Malgré les tentatives de délégitimation, les retombées de cet accord profitant à des acteurs essentiels de la défense française tels que, la Direction générale de l’armement, l’armée de l’air, et les trois industriels du Rafale que sont Dassault Aviation, Safran, Thalès sans oublier le missilier MBDA, lui confère une justification suffisante. A l’échelle nationale, la BITD française est un élément indispensable de l’économie qui lui attribue une place de choix. Si les mesures européennes se font de plus en plus vindicatives à l’égard de la vente d’armes aux régimes autoritaires, les tentatives d’influence sur la population ont, à ce jour, une portée mesurée.

 

Eva BOUSSIN
Etudiante de la 26ème promotion du MBA "Stratégie et Intelligence Economique - SIE"

Sources :

. Portail de l’IE, « Une mystérieuse source tente de dresser l’opinion contre la vente de Rafale aux Émirats », 15 décembre 202.

. Human Rights Watch, “Yémen : Des attaques menées par l’Arabie saoudite et les EAU ont tué des civils », 18 avril 2022.

. Amnesty International, « Guerre au Yémen, pas d’issue en vue », 24 mars 2020

. Challenge, V. Lamigeon « Les Émirats commandent 80 Rafale, revanche éclatante après les sous-marins australien », 3 décembre 2021.

. Assemblée Nationale, rapport n°4792 visant à protéger la base industrielle et technologique de défense et de sécurité européenne des effets de la taxonomie européenne de la finance durable », 9 décembre 2021.

. Agence Anadolu, « Yémen : les forces armées des Émirats arabes unis se retirent du camp « Al-Alam » à Chabwa », 26 octobre 2021.

. IRIS, J-P. Maulny, « Vente record de Rafale aux Émirats arabes unis : consécration pour l’industrie d’armement française », 6 décembre 2021  

. Le Monde, D. Gallois, « La vente de 80 Rafale aux Émirats arabes unis un contrat aux multiples retombées », 21 décembre 2021.