L’Italie tente un contre encerclement cognitif contre le nutri-score européen

Une véritable lutte informationnelle relative à la qualité nutritionnelle des aliments se joue sur la scène européenne depuis que le Nutri-score s’y est taillé une place de choix. Parmi les pays opposés à cette étiquette attribuant une lettre assortie d’une couleur aux emballages alimentaires dans le but de lutter contre la malbouffe, l’Italie fait figure de chef de meute et ne se prive pas d’utiliser cette position comme levier d’influence, à la fois en interne à des fins électoralistes et en externe afin de rassembler au sein même de l’Europe des forces suffisamment importantes pour faire obstacle à l’utilisation d’un outil qui ne serait pas bon pour les affaires…

Le Nutri-score, un outil appelé à régner… mais qui divise l’Europe

Confrontés à une augmentation importante du nombre de personnes en surpoids et en situation d’obésité, les pays de l’Union européenne (UE) estiment urgent depuis quelques années de réviser les principes de l’alimentation, portant une attention toute particulière aux produits issus de l’industrie agro-alimentaire, considérés comme partiellement responsable de ce qui est parfois qualifié de véritable « épidémie » [1].

C’est dans ce contexte que la France a créé le Nutri-score, système d'étiquetage nutritionnel visant à informer le consommateur sur la qualité des aliments et des plats que lui propose la grande distribution. Apparu en 2017, cet outil est un logo apposé sur les emballages qui note les produits sur cinq niveaux, allant de A à E et du vert foncé au rouge. Il est basé sur un algorithme permettant à la fois d’évaluer le contenu énergétique du produit et d’identifier les nutriments à limiter tels que le sucre, les acides gras saturés et le sodium ainsi que les ingrédients à favoriser tels que les fibres et les protéines [2].

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Nutri-score (extrait de https://www.santepubliquefrance.fr)

Le Nutri-score a rapidement conquis l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, l’Espagne, le Luxembourg et, hors de l’UE, la Suisse, devenant une référence en la matière après avoir été rudement combattu par les industriels [3]. Parallèlement se sont développés d’autres logos (les « feux tricolores multiples » au Royaume-Uni, la « serrure verte » dans les pays nordiques, le « Nutrinform Battery » en Italie, etc.) [4], donnant lieu à une certaine cacophonie et laissant augurer une bataille entre États européens dans le domaine alimentaire.

Les hostilités ont été déclenchées le 20 mai 2020, lors de la présentation par la Commission européenne de sa stratégie « De la ferme à la table » (parfois également appelée « De la ferme à la fourchette », en référence à son titre anglais « Farm to Fork » ou « F2F »), actant le principe selon lequel les membres de l’UE devaient parvenir à un étiquetage nutritionnel obligatoire avant fin 2022 [5]. Un véritable bras de fer s’est alors engagé entre les pros et les anti-Nutri-score, ayant pour effet de repousser l’harmonisation de l’étiquetage à une date inconnue. En octobre 2023, le sujet ne figurait même plus à l’agenda bruxellois. Or, l’échéance des élections européennes de juin 2024 approchant, ses chances de revenir à l’ordre du jour dans les mois à venir paraissent bien minces [6].

Dans le camp des ardents défenseurs du Nutri-score, un collectif regroupant plus de 300 scientifiques européens experts en nutrition a publié au mois de mai 2023 un rapport sur l’outil créé par la France et rappelé à la Commission européenne qu’elle devait tenir ses engagements en proposant incessamment un logo nutritionnel harmonisé pour l’ensemble des pays membres de l’UE. « De puissants lobbies se sont fortement mobilisés pour empêcher que le Nutri-score ne soit choisi comme logo unique et obligatoire pour l’Europe », ont expliqué les scientifiques, regrettant que les pressions exercées par de grandes entreprises alimentaires « comme Ferrero, Lactalis, Coca-Cola, Mars, Mondelez, Kraft » fassent tergiverser la Commission européenne [7].

L’Italie au cœur de la bataille contre le Nutri-score : une question d’identité nationale ou de protection des intérêts de l’agro-industrie ?

Du côté des pays fermement opposés au Nutri-score, l’Italie se pose en chef de file. Estimant que le dispositif français porterait préjudice aux produits typiquement italiens, Rome refuse en effet d’apposer le logo à ses denrées alimentaires. Pour le gouvernement et les producteurs, la totalité de la gastronomie italienne - huile d'olive, fromages, pâtes, charcuterie, vin - serait impactée [8]. Ainsi, associations professionnelles, lobbies et hommes politiques de tous horizons se sont rassemblés autour de la défense du « Made in Italy », le pays ayant même entraîné plusieurs États européens dans son sillage.

La grille de lecture proposée quant à l’approche italienne est la suivante : d’un côté une lutte identitaire teintée d’opportunisme, de l’autre une défense de l’industrie agro-alimentaire réaliste.

Une lutte identitaire teintée d’opportunisme…

Dans une Italie où la gastronomie représente un véritable art de vivre, voir des produits alimentaires locaux être notés par un organisme extérieur est difficilement concevable. À tel point que Fratelli d’Italia (extrême droite), au pouvoir depuis l’automne 2022, s’est résolu à en faire un cheval de bataille contre Bruxelles [9]. Le Nutri-score a même été l’un des thèmes de la campagne des élections générales italiennes, remportées par le parti de Giorgia Meloni. Il fait depuis l’objet d’une instrumentalisation politique au pays de Dante pour des raisons manifestement électoralistes selon Serge Hercberg, épidémiologiste et nutritionniste français, auteur de l’ouvrage Mange et tais-toi [10].

Lorsqu’elle était en campagne, Giorgia Meloni avait multiplié les déclarations contre un système « absurde », « discriminatoire » et « pénalisant » pour les produits italiens. Son partenaire de coalition, Matteo Salvini, de la Ligue (extrême droite), l’avait traité pour sa part de « cochonnerie » inventée par les « multinationales », allant jusqu’à parler de « plan secret » tramé par l’Europe contre l’Italie. Le ministre de l’agriculture, Francesco Lollobrigida, un proche de Giorgia Meloni, avait quant à lui dressé un tableau effroyable du « modèle Nutri-score », associé au modèle de la « viande de synthèse » (qui n’est pas autorisée en Europe) et qui allait entraîner la « désertification de territoires entiers » [5].

Cette défiance vis-à-vis de l'étiquetage n'est pas un fait nouveau en Italie. La nouveauté réside dans le soutien affiché par le gouvernement, qui estime dégradant l’octroi des lettres D ou E à des produits érigés au rang d’emblèmes nationaux. Et peu importe que cela soit vrai ou non. Ainsi dans un tweet, Francesco Lollobrigida a reproché au Nutri-score de privilégier, en leur attribuant la note A, les aliments transformés tels que les sodas ou les pizzas industrielles aux « bons produits italiens » comme les spaghettis ou l’huile d’olive, qui seraient notés E. Or, il ressort d’investigations menées par Désintox, rubrique de fact-checking de Libération, que tous les exemples ou presque du ministre étaient erronés. Les spaghettis en sont le meilleur exemple, tous les paquets examinés par Désintox disposant en vérité d’un Nutri-score A, à l’exact opposé de ce qu’avançait Lollobrigida [11].

… qui converge avec la défense des intérêts de l’industrie agro-alimentaire

Invoquant notamment une mise en péril de produits nationaux d’excellence affichant pour certains d’entre eux des labels de qualité (AOP/IGP), le voisin transalpin se pose en défenseur des producteurs locaux menacés par un système tout puissant qui serait susceptible d’anéantir des savoir-faire séculaires. En réalité, c’est davantage que la défense des produits traditionnels qui se joue dans cet affrontement. Il existe en Italie une industrie agro-alimentaire très puissante, rassemblée au sein de Federalimentare (l’association représentant l'industrie agro-alimentaire italienne), qui participe à hauteur de 8 % du PIB national et génère un chiffre d'affaires annuel de plus de 132 milliards d'euros [12].

Les lobbies de l’agro-industrie jouent à fond la carte du patriotisme culinaire, semant la confusion dans l'opinion publique. D’après Dario Dongo, ancien cadre de Federalimentare, l'opposition au système français est même un élément fondamental de la stratégie des entreprises du secteur, notamment Ferrero. Aussi depuis les premières passes d’armes sur l'étiquetage, la multinationale italienne rejette en bloc le Nutri-score et refuse d’apposer son logo sur l'emballage de ses produits. Contacté par le journal Le Monde, qui a réalisé une enquête sur le sujet, Ferrero a affirmé être « favorable à un étiquetage harmonisé sur le devant des aliments », mais avec « un principe clé : prendre correctement en compte le rôle des portions pour une alimentation équilibrée » [5]. Une posture revenant à disqualifier le Nutri-score, qui évalue tous les produits selon le même principe : la valeur nutritionnelle de 100 grammes ou 100 millilitres du produit.

L’Italie critique ouvertement ce système d’évaluation avec le soutien du Copa (Comité des organisations professionnelles agricoles de l’UE) et de la Cogeca (Confédération générale des coopératives agricoles, ex-Comité général de la coopération agricole de l'UE), considérant qu’il faudrait prendre correctement en compte le rôle des portions pour une alimentation équilibrée [13]. En raisonnant de la sorte, elle fait peu de cas du bon sens du consommateur, qui n’est pas sans savoir que boire un verre de soda n’est pas la même chose qu’ingérer une dose identique d’huile d’olive... Dans le même ordre d’idées, Rome a officiellement choisi comme alternative au Nutri-score le Nutrinform Battery, un système d’étiquetage qui tient compte des portions potentiellement consommées. Cet outil présente ainsi les calories, les graisses, les graisses saturées, le sucre et les teneurs en sodium dans une seule portion d'aliment et compare le pourcentage de ces teneurs avec ce qui est attendu dans un apport nutritionnel quotidien sain [14]. Il serait le favori des autorités italiennes si un étiquetage devait, le cas échéant, être harmonisé au sein de l’UE.
 

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Nutrinform Battery (extrait de https://www.salute.gov.it)

Ainsi la guerre menée par l’Italie contre le Nutri-score semble avoir mis en lumière et consolidé le rapprochement d’intérêts entre le consortium de l’agro-alimentaire et les défenseurs des produits emblématiques du « Made in Italy », représentés quant à eux par Coldiretti, la principale confédération agricole italienne [5]. Une concordance paradoxale et imprévisible entre fabricants de malbouffe et coopératives de produits du terroir.

Multipliant les actions de communication auprès des instances de l’UE et du public (Think Tanks, création du site No-Nutriscore, etc.), l’Italie est devenue le pays européen leader de l’opposition au Nutri-score, entraînant dans son sillage la République Tchèque, la Grèce, Chypre, la Hongrie, la Lettonie et la Roumanie [13]. Elle a, par son activité incessante, grandement contribué à casser la dynamique du Nutri-score et faire remiser aux calendes grecques l’adoption d’un étiquetage commun à l’ensemble des Vingt-Sept. Mais au nom de la protection des intérêts de l’industrie agro-alimentaire, à qui elle craignent sans doute de se confronter, les autorités italiennes ne risquent-t-elles pas de faire perdre à l’Europe, au premier rang desquels figurent leurs propres concitoyens, un véritable outil de santé publique ?

Caroline Martin,
étudiante de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Économique (SIE)

Notes

[1] France Bleu - 23/11/2022 - « Qu’est-ce qui se cache derrière le Nutri-score ? ».
[2] Nestlé - « Comment fonctionne le Nutri-Score ? ».
[3] Le Vif - 02/06/2023 - « Obésité : la guerre du Nutri-score ».
[4] National Library of Medicine - 19/11/2020 – « Objective understanding of the Nutri-score front-of-pack label by European consumers and its effects on food choices: an online experimental study »;
[5] Le Monde - 26/12/2022 - « Étiquetage nutritionnel en Europe : une bataille explosive, entre nationalismes, lobbying et menaces ».
[6] Le Monde - 12/10/2023 - « Dans les coulisses de la bataille contre le Nutri-score, objet de lobbying intense pour l’agro-industrie ».
[7] France Info - 11/05/2023 - « Alimentation : 320 scientifiques demandent à la Commission européenne de rendre le Nutri-Score obligatoire ».
[8] La Dépêche - 19/05/2023 - « Nutri-score : pourquoi l’Italie est vent debout contre le dispositif ».
[9] L’Avenir - 27/03/2023 - « Alimentation et politique : comment le Nutri-score nourrit la polémique en Italie ».
[10] Reporterre - 10/03/2023 - « Le Nutri-score instrumentalisé par l’extrême droite italienne.
[11] France Info - 07/03/2023 - « Désintox. Non, le nutriscore n’en veut pas à la gastronomie italienne ».
[12] Lifecitrus.
[13] Cabinet Bastien - 21/08/2023 - « Les enjeux du Nutri-score au sein de l’U.E. »
[14] Olive Oil Times - 30/10/2020 - « Italy Formally Adopts Nutrinform Labeling System ».

 

Bibliographie / sitographie

Articles

Bastien D. (2023, 21 août). Les enjeux du Nutri-score au sein de l’U.E. Cabinet Bastien.

De Andreis P. (2020, 30 octobre). Italy Formally Adopts Nutrinform Labeling System. Olive Oil Times.

Désintox (2023, 7 mars). Non, le nutriscore n’en veut pas à la gastronomie italienne. France Info.

Dupin M. (2023, 11 mai). Alimentation : 320 scientifiques demandent à la Commission européenne de rendre le Nutri-Score obligatoire. France Info.

Egnell M., Talati Z., Galan P., Andreeva V, Vandevijvere S., Gombaud M., Dréano-Trécant L., Hercberg S., Pettigrew S. & Julia C. (2020, 19 novembre). Objective understanding of the Nutri-score front-of-pack label by European consumers and its effects on food choices: an online experimental study. National Library of Medicine.

Gérard M., Kaval A. & Malingre V. (2022, 26 décembre). Étiquetage nutritionnel en Europe : une bataille explosive, entre nationalismes, lobbying et menaces. Le Monde.

Gérard M. (2023, 12 octobre). Dans les coulisses de la bataille contre le Nutri-score, objet de lobbying intense pour l’agro-industrie. Le Monde.

Loiseau F. (2023, 10 mars). Le Nutri-score instrumentalisé par l’extrême droite italienne. Reporterre.

Lude L. (2023, 19 mai). Nutri-score : pourquoi l’Italie est vent debout contre le dispositif. La Dépêche.

Marchal A. (2023, 27 mars). Alimentation et politique : comment le Nutri-score nourrit la polémique en Italie. L’Avenir.

Mayr G. & Mohamed J. (2023, 11 juillet). Qu’est-ce qui se cache derrière le Nutri-Score ? France Bleu.

Ponciau, L. (2023, 2 juin). Obésité : la guerre du Nutri-score. Le Vif.

Pages web

Lifecitrus. Federalimentare Servizi SRL. http://www.lifecitrus.eu

Ministero della Salute. Nutrinform Battery. https://www.salute.gov.it

Nestlé. Comment fonctionne le Nutri-Score ? https://www.nestle.ch

Santé publique France. Nutri-Score. https://www.santepubliquefrance.fr