Réforme fiscale internationale : la stratégie d'influence des États-Unis pour contrer la fiscalité mondiale sur les GAFAM

La réforme sur la fiscalité mondiale, projet mené par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) depuis de nombreuses années, a reçu le soutien de l'administration Biden et l'aval des membres du G7 finances, en juin dernier. Pour l’OCDE, la volonté affichée est de taxer les grandes entreprises du numérique dans les pays où leurs bénéfices sont véritablement réalisés (pilier I) et de mettre en place un taux d’imposition minimum sur les entreprises multinationales (pilier II). Réforme  ambitieuse, l’OCDE a déjà eu l'accord de 130 pays sur les 139 pays membres le 1er juillet, et souhaite qu'un accord puisse être trouvé les 9 et 10 juillet lors du G20 à Venise et faire adopter la réforme d'ici la fin de l'année pour asseoir sa légitimité.

Washington a joué de son influence pour faire avancer les discussions dans son propre intérêt et propose un taux d'imposition commun de 15 %. Ce taux d’imposition était initialement prévu pour le secteur du numérique, mais les États-Unis souhaitent l'étendre aux 100 multinationales les plus grandes et les plus rentables. L'économiste français Gabriel Zucman, enseignant à l'université de Berkeley en Californie, reconnu pour ses travaux sur les inégalités sociales et les paradis fiscaux, juge la proposition des États-Unis « ridiculement faible » et plaide plutôt pour un taux minimum de 25 %.

Même si l'accord a été qualifié d'« historique », de nombreuses zones d'ombre restent à clarifier pour que ce projet aboutisse.  Pour les États-Unis, cette réforme de la fiscalité mondiale est avant tout une stratégie « intelligente » pour reprendre son rôle de leader sur la scène internationale, et protéger ses fleurons du numérique d'une trop importante taxation mondiale, tout en adoptant une approche habile de soft et hard power afin de maintenir son leadership.

Pour l'Union européenne, cette nouvelle réforme fiscale avec d'importants enjeux économiques sera encore une nouvelle épreuve pour la zone, en raison de forts désaccords sur des sujets économiques qui fragilisent de plus en plus son unité et mettent en avant son manque d'autorité face à des puissances comme les États-Unis.

Le rôle prédominant mais limité de l'OCDE dans cette réforme

L'IFRI, l’Institut français des relations internationales, rappelle que depuis les années 1980 la mondialisation a eu pour effet de faciliter les transferts financiers entre États et que l’absence quasi totale d’uniformisation entre les régimes fiscaux nationaux a permis aux entreprises et aux individus de transférer légalement leurs profits ou leur épargne vers des pays dont la fiscalité est plus avantageuse.

Pour mettre en place, notamment, une meilleure justice fiscale, l'OCDE essaye de faire valider ses travaux sur la réforme fiscale mondiale avec une taxation des géants du numérique depuis plusieurs années, sans beaucoup de réussite outre-Atlantique. L'administration Trump avait dans un premier temps soutenu les travaux de l'OCDE en 2017, mais avait donné un coup d'arrêt aux négociations en juin 2020.

Steven Mnuchin, secrétaire du Trésor sous la présidence de Donald Trump, avait déclaré : « Les États-Unis s'opposent fermement aux taxes sur les services numériques, car elles ont un impact discriminatoire sur les entreprises américaines et sont incompatibles avec l’architecture des règles fiscales internationales en vigueur, qui visent à imposer le revenu net plutôt que les revenus bruts ».

L'OCDE a très vite compris que sans l'accord des États-Unis les travaux avaient très peu de chance d'aboutir. Lorsque la nouvelle administration Biden a proposé l'instauration d'un taux d'imposition plancher minimum, les discussions ont pu de nouveau repartir et les Américains mènent désormais la danse en reprenant la main sur le fond de la réforme et en proposant une première imposition à 21 %, puis finalement à 15 %, là où l'OCDE en proposait une à 12,5%, afin de faire adhérer son projet aux pays appliquant des taux plus compétitifs.

Les réels enjeux pour les États-Unis  

L’Union Européenne avait salué la victoire de Joe Biden à la présidentielle américaine, et se sentait « soulagée » par le départ de Donald Trump, avec lequel les relations étaient beaucoup plus tendues. Dans une interview accordée au Journal du Dimanche, l’ancien ministre des Affaires étrangères français, Hubert Védrine, incitait clairement les Européens « à ne pas être passifs face à la prochaine administration américaine ». « Mais au bout d’un moment, les Européens devront se rendre compte qu’ils ont toujours affaire à la même Amérique d’avant Trump qui veut maintenir son hégémonie, et face à la Chine, les utiliser comme supplétifs. »

L'adhésion surprise des États-Unis à la réforme fiscale mondiale en est un très bel exemple. Pour les États-Unis, leur volonté première est que les pays de l'OCDE se plient à leurs exigences, et éviter que les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ne soient trop taxées dans les pays étrangers où elles génèrent des ventes afin de renflouer les caisses du Trésor pour financer le gigantesque plan de relance de 4 000 milliards de dollars, et par la suite dissuader les GAFAM de s'installer dans des « paradis fiscaux » où la fiscalité est plus avantageuse.

La vision de Joe Biden en Europe se rapproche très fortement de celle de l'ancien président des États-Unis, Barack Obama. Leur désintérêt stratégique et politique est profond pour le continent mais pour eux l'Union européenne est avant tout un grand marché et il est important de conserver de bonnes relations commerciales.

L'Europe ne doit cependant pas oublier que cette approche séductrice des États-Unis à son encontre, sous la présidence Obama, a conduit aux plus importances sanctions des entreprises du continent, en raison de l'extraterritorialité du droit américain. François Hollande s'était ému des sanctions prononcées contre BNP Paribas et avait souligné le « caractère disproportionné des sanctions envisagées », mais ces déclarations n'avaient pas été suivies d'actes concrets.

Une coopération ardue entre les États membres de l'UE

Les futures négociations au sein des États membres de l'UE sur cette réforme d'envergure s'avèrent elles-mêmes difficiles. L'Irlande ne compte pas augmenter son taux d'imposition sur les sociétés et le faire passer à 15 %, de peur de faire fuir les GAFAM installées dans le pays, qui bénéficient d'un taux d'imposition de 12,5 %, même si dans les faits les géants du numérique peuvent payer beaucoup moins dans certains cas. Le ministre des Finances irlandais Paschal Donohoe propose plutôt d'adopter le niveau de taxation irlandais comme taux plancher de cet impôt mondial et tentera de convaincre ses homologues européens, favorables à la proposition des Américains, comme le ministre de l'Économie Bruno Le Maire, en tant que président de l'Eurogroupe, l’un des principaux organismes décisionnels en matière de politique économique dans la zone euro.

L'Irlande est notamment l'un des 9 pays réfractaires à l'accord récemment signé par 130 pays du cadre inclusif de l'OCDE, tout comme la Hongrie au sein de l'UE, qui propose un taux d'imposition de 9%. De plus, au vu des nouvelles tensions entre certains membres de la zone et la Hongrie sur des sujets « de valeurs européennes », les discussions à venir risquent d'être fortement animées pour trouver un consensus. Certains pays de l'UE devront aussi répondre aux inquiétudes soulevées par les importantes entreprises européennes si la taxation s'étend aux 100 plus grandes entreprises mondiales, comme proposé par les États-Unis.

Les grands entreprises françaises ont fait part de leur mécontentement à Bercy, sous grands coups de lobbying, afin de ne pas paraître comme les dindons de la farce de cette possible nouvelle fiscalité mondiale qui ne règle plus le problème de concurrence fiscale des GAFAM entre les Etats. Ils redoutent que les multinationales françaises de plus de 750 millions d'euros de chiffre d'affaires soient les principales victimes de l'administration fiscale par le biais de leurs filiales à l'étranger.

Bernard Arnauld, Président directeur général du Groupe LVMH, avait ainsi dénoncé les « effets pervers » de cette réforme. Ce n'est pas la première fois que les pays de l'UE peinent à se mettre d'accord sur un sujet fiscal. L'Europe s'était déjà divisée sur la « taxe GAFA » en 2018. Les pays comme l'Irlande, le Danemark, et la Suède n'avaient pas adhéré à la taxe sur les GAFA, par craintes de représailles des États-Unis.

Le projet de loi prévoyait une taxe de 3 % sur le chiffre d’affaires des entreprises du numérique affichant un chiffre d’affaires annuel supérieur à 750 millions d’euros au niveau mondial et un revenu annuel de plus de 50 millions d’euros dans l’UE. Le parlement français avait adopté en juillet 2019 une taxe de 3 % sur le chiffre d'affaires des géants du numérique, une disposition similaire avait aussi été adoptée en Italie, le Royaume-Uni avait instauré une taxe de 2 % sur certains services numériques et l’Autriche avait mis en place une taxe de 5 % issue de la publicité en ligne. Ces initiatives avaient suscité la colère de Steven Mnuchin, qui avait jugé discriminatoire cette fiscalité frappant surtout des entreprises américaines et menacé les Européens de représailles commerciales.

Face à ce constat, l'Allemagne avait même décidé de ne pas mettre en place une taxation sur les GAFA pour ne pas pénaliser son industrie automobile, très dépendante du marché américain. Thierry Breton, Commissaire européen pour le marché intérieur, a beau dire que « L’Europe a compris qu’elle ne pouvait plus se permettre d’être naïve » face notamment aux géants du numérique américains et vouloir une Europe « solidaire, résiliente et souveraine », et aussi « géopolitique et puissante », comme l'indiquait Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, mais l'instauration des taxes GAFA unilatérales dans l'Union européenne nous démontre malheureusement le contraire.

Les limites des négociations au sein de l'UE

Un autre projet d'envergure au sein de l'UE reste attendu mais ne risque pas de voir le jour tant les divergences sont grandes au sein de cette communauté. En octobre 2017, la Commission européenne avait présenté aux 28 États membres un programme visant à réformer en profondeur le système de taxe à la valeur ajoutée de l'UE dans le but de créer un nouvel espace TVA unique et définitif, qui prévoyait notamment la mise en place d’un « guichet unique » pour accompagner les entreprises dans leurs formalités administratives afin de lutter contre la fraude fiscale.

Ce projet de réforme du système de TVA de l’UE, discuté depuis plus de 30 ans, n'a pour le moment pas vu le jour et devra recevoir l’accord unanime des États membres au sein du Conseil avant une future entrée en vigueur. L'UE et ses États membres souffrent depuis toujours de la difficulté à se mettre d'accord dans les domaines économiques et à formuler des stratégies unitaires et à parler d'une seule voix. Ces divergences ne leur permettent pas d'être des négociateurs de poids face aux États-Unis qui vont continuer à utiliser cette non-unité pour déstabiliser la zone.

 

Nathalie Tekadiomona
Auditrice de la 36ème promotion MSIE