SADAT, outil d’influence islamique frériste dans une logique offensive turque

En Syrie, en Libye, et plus récemment au Haut-Karabakh et en Ukraine, SADAT - International Defense Consultancy Construction Industry and Trade Incorporation - est une entité qui intrigue et polarise l’attention. Fondée en 2012, la société de défense privée turque déploie son influence à travers un écosystème informationnel habile, qui englobe à la fois les intérêts de l’industrie de défense nationale et les objectifs ambitieux en matière de leadership sunnite catalysés par le gouvernement du président Recep Tayyip Erdogan au lendemain de l’échec de la tentative de Coup d’Etat militaire en 2016.

SADAT et l’AKP - un front idéologique commun, un plan d’action étroitement élaboré

SADAT tire son nom du titre honorifique désignant les descendants du prophète Mahomet, a été créé par Adnan Tanriverdi, un ancien chef du département de guerre spéciale de l'état-major général turc. Cette création faisait alors écho à son ressentiment amer envers l'OTAN, qu'il considérait comme un administrateur lamentable de l'oppression subie par les musulmans lors de la guerre en Bosnie-Herzégovine. Adnan Tanriverdi, écarté de l’armée en 1996 en raison de ses convictions islamistes[i], mène depuis lors un combat hostile envers l’Occident, qui se concrétise par la fondation de SADAT, avec le soutien de 64 officiers et sous-officiers ayant servi dans diverses unités des forces armées turques et qui sont « respectueux des valeurs islamiques »[ii]. Ainsi la mission affichée de SADAT est d’« établir une collaboration dans les domaines de la défense et des industries de défense avec les pays islamiques afin de permettre à ces derniers de prendre la place qu’ils méritent au milieu des superpuissances en leur apportant ses services de conseil et d’entraînement »[iii], la Turquie incorporant dans cette structure une position de chef de file. La dynamique de SADAT s’inscrit ainsi dans un rapport de force et d’opposition aux alliés traditionnels de la Turquie laïque.

Adnan Tanriverdi apparaît sur la scène politique turque en 2002 avec l’émergence de l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi), parti de la Justice et du Développement, lorsque que s’entame en Turquie une dékémalisation progressive des institutions, qui renouent avec un discours de puissance nationaliste et néo-ottomane, exaltant les valeurs morales de l'islam[iv]. En termes de politique extérieure, cela induit le retour de la présence turque dans les anciens espaces ottomans. L’AKP est également le théoricien d'une forme de soft power privilégiant l'influence à l’usage de la force, en faisant de l'économie un instrument central de sa politique étrangère.

Le coup d’Etat manqué en 2016 contre R. T. Erdogan affirme la place de Tanriverdi et de sa société auprès de l'exécutif turc. Nommé conseiller militaire particulier du président la même année, il accompagne la purge et la réislamisation des rangs de l’armée et du MIT[v], organisation nationale de renseignement. À la suite d’un discours en 2019 affirmant que SADAT prélude au "retour de Mahdi", Tanriverdi est démis de son poste de conseiller.  Cependant, il continue à assister à de nombreuses réunions gouvernementales sans que son nom ne figure jamais sur la liste des participants[vi], démontrant donc son influence et son soutien de la part d’Erdogan. SADAT continue d’offrir des services tels que la formation de l'infanterie, des forces spéciales, de la marine et de l'aviation nationales. A ce titre, à la veille des élections présidentielles en 2023, Kemal Kiliçdaroglu, principal adversaire politique d'Erdogan, déclarait craindre l’intervention de SADAT en tant que milice politique, dans le cas où le président en place ne serait reconduit pour un nouveau mandat[vii].

Une stratégie insurrectionnelle qui instrumentalise la mouvance frériste

Officiellement, SADAT opère dans 22 pays musulmans pour proposer des audits de sécurité, des missions de soutien opérationnel et logistique, voire le déploiement de combattants contractuels à des entités diverses (gouvernements, organisations militantes, etc.). Néanmoins, le lien entre SADAT et des mouvements insurrectionnels liés aux Frères musulmans, comme la faction dirigée par Fayez al-Sarraj en Libye[viii], et des réseaux terroristes régionaux, engendre de nombreuses controverses et dénonciations des pays occidentaux. SADAT a été accusé de former des milices djihadistes, comme en Somalie[ix] et de recruter des mercenaires pour les engager dans des zones de conflit, principalement en Libye et en Azerbaïdjan. Par ailleurs, en 2021, l’un des principaux chefs mafieux en Turquie, Sedat Peker, a publié une série de vidéos[x], pour dénoncer que des armes turques avait été fournies au front Al-Nosra dans la région d'Idlib, en Syrie, grâce à l'intermédiaire de SADAT.

La puissance de SADAT réside avant tout dans la promotion que la société fait de la BITD turque, notamment pour la qualité de sa force aérienne, en particulier en se positionnant comme intermédiaire dans la vente des renommés drones Bayraktar. Ce déploiement militaire et idéologique, du Moyen-Orient à l'Ukraine, fait de la Turquie une option attrayante pour les pays dont les valeurs concordent avec la vision de l’islam portée par SADAT et qui cherchent à renforcer leur sécurité. Par ailleurs, l’engagement de Adnan Tanriverdi dans la promotion de la BITD turque se révèle de par son statut de fondateur de l'Association des Industries de la Défense et de la Sécurité.

Erdogan définissait dans la Vision 2023[xi] la volonté de faire de la Turquie une puissance internationale incontournable, cent ans jour pour jour après la proclamation de la République laïque turque d’Atatürk. Ce dessein impliquait que la Turquie dispose d’une industrie de défense forte et souveraine qui s’exporte par le biais du renforcement de ses partenariats dans le monde musulman, du Pakistan à la Malaisie, en passant par le Qatar, la Libye, le Caucase et les Balkans. Un autre objectif visait à inscrire le nom de la Turquie sur la liste des dix plus importants exportateurs d’armement. En 2022, des recettes records ont été enregistrées pour les exportations d'armes en Turquie, représentant un marché de 4,4 milliards de dollars[xii]. De ce fait, SADAT est un outil voué à la réalisation de cette stratégie d’influence, s’avérant rentable sur le plan économique.

Or, les horizons de SADAT dépassent aujourd’hui largement les frontières de l’ancien Empire Ottoman, indiquant une prise de confiance majeure de la structure et laissant présager l’amplification de ses actions.

En Afrique, l’ombre de SADAT plane sur de nombreux accords de coopération militaire entre la Turquie et les pays du continent, de la Corne de l’Afrique, comme en Ethiopie et au Kenya, jusqu’à l’Afrique occidentale et francophone, en Côte d’Ivoire, au Nigéria, Niger, Tchad et en Guinée. Cette percée en Afrique est accentuée depuis la signature de l'accord Turquie-Niger en juillet 2020 prévoyant d'établir une base militaire turque dans le pays[xiii].

En Europe, SADAT mène également des missions d'influence et de recrutement dans des pays où la diaspora turque est importante, en France, en Allemagne ou encore en Suède. L'organisation a par ailleurs accru son soutien financier aux pays des Balkans dans le cadre de la protection des minorités musulmanes[xiv]. De plus, son implication militaire dans le conflit ukrainien marque sa première opération militaire sur le continent européen.

En Asie et au Moyen-Orient, SADAT intervient au-delà de son étranger proche, comme en 2021 au Cachemire[xv] ou encore en 2022 dans le Ferghana dans le conflit qui oppose le Kirghizstan et le Tadjikistan[xvi]. SADAT aurait également eu un rôle dans la sécurisation de l’aéroport de Kaboul en 2021[xvii], prouvant sa capacité à agir lors de situation de conflit et de crise.

ASSAM - arme de guerre informationnelle et vision d’un front commun contre l’ennemi des musulmans

SADAT, en s’adressant à des clients radicalisés, trouve un auditoire prêt à se mobiliser et qui pourrait se révéler être une réelle menace sécuritaire pour les pays définis comme « ennemis ». C’est dans cette perspective qu’intervient ASSAM en tant qu’arme de guerre informationnelle que manie SADAT à l’étranger contre l’Occident. ASSAM, Association of Justice Defenders Strategic Studies Center, est un think tank fondé et présidé par Adnan Tanriverdi, diffusant un discours belliqueux et antioccidental.

ASSAM a pour vocation la création de l’Unité islamique - l’axe ASRICA - une organisation politique dont l’ordre est basé sur l’hypothèse que les musulmans ne sont que des frères, en lutte comme l’impérialisme et l’exploitation de l’Occident. On peut lire sur son site officiel : « L'idée de l'Union islamique est la recherche d'une voie de salut et de résurrection du monde islamique de sa faiblesse, de son impuissance et de son complexe d'infériorité face aux Occidentaux. »[xviii] mais surtout, on lit : « La place de la Turquie est celle du pape Pie XII. »[xix] Cette vision d'ASSAM redonne un souffle considérable au panislamisme et reflète un changement significatif dans la façon dont certains acteurs perçoivent le rôle et le potentiel de la Turquie dans l’organisation internationale.

Chaque année, ASSAM organise des conventions visant à promouvoir la pensée communautaire centrée sur la force de l'islam. Leur perspective promeut un sunnisme transnational, social et politique, visant à stimuler une renaissance islamique tout en luttant contre l'emprise séculaire occidentale. L’une des propositions fortes du think tank suggère la création d’une confédération de pays islamiques dotée d’une force de maintien de la paix capable de s’attaquer aux zones d’occupation et de crise dans les pays musulmans. Les fondateurs d'ASSAM jouent un rôle central dans la définition de la vision de l'organisation, qui représente essentiellement une synthèse de la doctrine des Frères musulmans.

L’instabilité géopolitique de la région est un terrain particulièrement fertile pour l’épanouissement de l’idéologie d’ASSAM. Un exemple fort de l’influence de l’organisation est la campagne informationnelle menée en réaction à l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 en Israël et à la riposte faite à Gaza par le gouvernement Netanyahou. Dans un communiqué de presse publié le 13 octobre, ASSAM fait l’éloge des attaques du Hamas et appelle l’armée des pays islamiques à intervenir et mettre fin à l’occupation israélienne. ASSAM qui qualifie Israël d'« État terroriste », et ses alliés américains et britanniques les « croisés » définit explicitement les ennemis du front musulman. Le communiqué cite : « Nous condamnons toute attaque contre nous. ».

De plus, la guerre en Israël est l’occasion pour la Turquie de prendre position dans le rapport de force qui l’oppose aux Etats-Unis. Dans un article du 24 octobre dernier, le think tank dénonce la présence américaine en Mer Méditerranée et écrit clairement : « Jusqu’à présent, la Turquie n’a pas hésité à partir en guerre pour son indépendance, risquant la mort à plusieurs reprises. Dans le cas où des conditions menacent son existence et sa survie, elle choisira une lutte glorieuse plutôt que de vivre dans l’ignominie, en dirigeant les républiques turques et certains pays islamiques. »[xx].

Du côté du gouvernement turc, après s’être montré neutre quant à l’attaque du Hamas, le président Erdogan a finalement pris la position d’assimiler le Hamas non à une organisation terroriste mais à un « groupe en faveur de l’indépendance qui souhaite protéger son territoire et son peuple »[xxi].  Ainsi, ASSAM incarne la doctrine, tandis que SADAT représente la mise en pratique de ces valeurs, avec une orientation clairement alignée sur le régime d'Erdogan.

SADAT, en tant que société de défense privée, s'est forgée une solide réputation auprès des pays qu’elle aborde, mettant en avant la force de l'industrie militaire turque. Cependant, SADAT ne fonctionne pas en isolation. Elle s'accompagne d'ASSAM, qui représente une idéologie islamique fédératrice, visant à unir les musulmans contre ce qu'ils perçoivent comme l'impérialisme occidental.

Ce tandem, SADAT et ASSAM, forme un outil d'influence redoutable qui a le potentiel de menacer les systèmes occidentaux, en armant des rébellions et des groupes radicalisés, dans les pays qui lui était anciennement ou sont lui toujours des alliés. Leur résonance grandissante, leur implication dans des zones de conflit, ainsi que leur capacité à rallier des forces musulmanes, font de ces deux acteurs des acteurs géopolitiques majeurs à surveiller de près.

Ariane Gatelier,
étudiante de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Économique (SIE)