SAP : encerclement cognitif par l’innovation technologique ?

SAP est le géant mondial des logiciels professionnels. L’entreprise fournie depuis 1972 des solutions de gestion intégrée et de traitement des flux de données aux entreprises. Les nombreuses solutions du progiciel SAP permettent aux entreprises de réunir dans un même outil toutes les ressources et toutes les informations nécessaires au traitement des flux et transactions métiers, quel que soit le secteur d’activité et quelle que soit la fonction dans l’entreprise. SAP entend ainsi fournir aux différentes fonctions métier « une seule version de la vérité » permettant une optimisation des flux métiers, une unicité et une fiabilisation de l’information et enfin de possibilité infinie de reporting et traitement de l’information.

Les chiffres autour de la performance de l’entreprise SAP sont impressionnants :

. 77% des transactions métiers effectuées dans le monde passent au cours de leur cycle de vie dans un système SAP en 2022.

. 70% des entreprises du classement Global 2000 publié par le magazine américain Forbes, représentant les plus grandes sociétés par actions mondiales, utilisent SAP comme progiciel de gestion.

. SAP apparaît depuis plusieurs années dans le top 20 du classement annuel des marques internationales les plus puissantes pour l'année en cours « Best Global Brands » démontrant une certaine performance business de la marque, celle de ses produits, ou encore son positionnement sur son marché.

. 400 000 entreprises clientes dans le monde réparties dans 180 pays en 2022.

L’information : un cœur de métier

Les fondateurs de SAP ont compris dès les années 1970 que la création, l’extraction, le traitement et la restitution de l’information sont un enjeu essentiel pour la performance et le développement des entreprises.

SAP a su s’imposer sur le marché et maintenir son monopole en proposant les meilleures solutions pour le traitement optimal de l’information au sein d’une entreprise. Il a aussi su donner des garanties en termes de sécurité et de robustesse aux entreprises, relever le défi de la haute disponibilité et prendre les tournants technologiques historiques nécessaires pour accompagner des besoins métiers toujours plus complexes.

Les performances de SAP ne s’expliquent pas simplement par la « robustesse allemande » et la capacité à optimiser et standardiser les flux métiers. SAP a développé une véritable stratégie articulée autour deux axes :

. L’anticipation et l’innovation technologique toujours au profit des processus métiers et des besoins des entreprises clientes.

. Une lutte ardue pour la conservation de ses parts de marché basée sur des stratégies d’intelligence économique.

Leadership par l’innovation

En 1973 SAP lançait SAP R/1, sa première solution de finance comptable qui se distinguait par sa capacité à traiter et restituer les informations en temps réel. Il s’agissait d’un système mainframe, avec une base de données et toute la partie applicative installée sur une même machine.

En 1992, SAP lançait la solution SAP R/3, première version client/serveur de SAP. Cette architecture plus flexible et plus évolutive permet au progiciel d’élargir les activités couvertes au sein de l’entreprise tout en optimisant le stockage et l’accès aux données.

La révolution majeure suivante de SAP est intervenue en 2011 avec l’avènement de la base de données SAP HANA (High-performance ANalytic Appliance). Avec cette base de données « In Memory » SAP propose une rupture technologique majeure. Les données sont stockées en mémoire vive et non plus dans les disques, ce qui permet de lever toutes les contraintes de latences liées à l’accès aux disques. De plus les données sont stockées dans la base en colonnes ce qui permet d'exécuter des tâches analytiques avancées tout comme des taches transactionnelles communes, à grande vitesse et dans un système unique.

Avec cette nouvelle base de données et avec des opérations de rachat effectués sur les secteurs dominés par des concurrents, SAP est capable de couvrir les besoins majeurs de toute entreprise en matière de gestion avec la base de solutions la plus complète au monde :

. S/4 Hana permet de couvrir les modules classiques d’un ERP (Finance, Contrôle de gestion, Achat et Approvisionnement, Vente, Logistique, Logistique, Maintenance, Fabrication Industrielle…)

. La solution de gestion des achats SRM de SAP est devenue leader sur le marché avec l’achat d’Ariba. Cette solution est progressivement abosrobée par le central d’achat interne de S/4 Hana qui s’appuie sur les progrès de SAP et sur les acquis historique d’ARIBA.

. Avec C/4 Hana (ou SAP Customer Expérience), SAP propose une solution de gestion des relations clients adossée à la puissante base de données Hana.

. Avec BW/Hana SAP s’attaque de front au monde du décisionnel ou Business Intelligence avec un paradigme nouveau ; il n’est plus nécessaire de passer par des Data Warehouse et des ETL pour traiter des données en masse. Les performances de la base de données Hana permettent de créer des rapports analytiques brassant des volumes de données très importantes, en quasi instantané et tout en s’affranchissant des nombreux outils nécessaires à la chaine BI classique.

. De plus, avec la base de données Hana, SAP peut maintenant se libérer de la dépendance à ses concurrents. Les précédentes versions de SAP étaient reliées à des bases de données tierces comme Oracle ou Microsoft SQL. La base de données Hana est un apport stratégique en matière de souveraineté pour une entreprise qui travaille autour de la donnée.

Leadership par l’Intelligence Economique

Le Cigref (Club Informatique des Grandes Entreprises Françaises), club regroupant 154 grands groupes français a déposé au cours de l’été 2021, « plusieurs saisines auprès de l'Autorité de la concurrence à l'encontre de pratiques potentiellement anticoncurrentielles de certains fournisseurs dans le secteur des services numériques aux utilisateurs professionnels. »

L’entreprise SAP serait la principale cible de cette plainte. Elle est accusée, entre autres, de « verrouillage » et « d’étranglement tarifaire » de ses clients, de privilégier le paiement à la valeur ajoutée plutôt qu’à l’usage ou l’utilisateur, du plafonnement des accords de licence de logiciels (SLA) et d’exclure des correctifs de sécurité sur des failles natives dans les contrats de licence.

Ce sursaut des grandes DSI Françaises est une tentative d’endiguement de la toute-puissance des éditeurs de logiciel face à leurs clients et « une meilleure régulation des marchés des services numériques en France et en Europe ».

Il y a donc ici un début de prise de conscience sur la nécessité de questionner les pratiques d’une entreprise dont l’objectif et d’aider ses clients à être plus performant.

Création d’une dépendance technologique et informationnelle pour sécuriser ses clients

Cette stratégie a été mise en place par SAP dès l’arrivée des systèmes R/2. Les architectes SI, les administrateurs réseaux, les responsables de sécurité SI sont souvent obligés d’oublier leurs normes propres, leurs outils, leurs standards pour adopter ceux adaptés à l’outil SAP. Le progiciel lui-même est modulaire, personnalisable et s’adapte parfaitement à tous les besoins clients, le socle technologique sur lequel il est bâti est en revanche beaucoup moins flexible. L’intégration technologique, élément essentiel pour un système d’information, s’appuie uniquement sur des outils SAP ou partenaires

Dans la bataille des systèmes d’information, c’est le SI du client qui s’adapte à SAP et non l’inverse. SAP en devient automatiquement le cœur, aidé très souvent par des budgets de mise en œuvre qui obligent DSI et sponsors hauts placés à la plus grande flexibilité.

L’outil propose fréquemment de nouvelles fonctionnalités, disponible uniquement après l’installation de modules complémentaires. L’entreprise adopte progressivement de nouveaux modules pour couvrir de plus en plus de fonctions et de processus métiers, très souvent à son profit mais moyennant un surcout en licences et autres dépenses et une dépendance grandissante. De plus autant la mise en place de SAP est souvent budgétivore, avec l’intervention de sociétés d’intégrations (souvent de très grands groupes) et pléthores d’experts, autant les coûts associés à toute volonté de désinstallation de l’outil sont élevés.

Une forme d'encerclement cognitif ?

Les processus métiers disponibles dans le système sous le sobriquet de « Standard », sont efficaces, optimisés et largement éprouvés. Ceci confère une certaine force à l’outil et aux ESI (Entreprise de Service Informatiques) chargés du paramétrage, appelés « intégrateurs » et dont la principale tâche est dès lors de pousser le client à adapter ses processus métiers au « Standard ». Tout ce qui n’est pas disponible en standard requière un développement spécifique. Les développements spécifiques peuvent être couteux, difficiles à maintenir et la qualité dépend de l’intégrateur choisi. De plus SAP n’est pas responsable de la maintenance de ces développements ou des impacts qu’ils pourraient avoir sur la bonne ou mauvaise marche du business.  Tout ceci conforte le client dans l’impérieuse nécessité de rester dans le standard. La culture des fonctions métiers et donc celle de l’entreprise évolue avec l’outil. Même la terminologie interne utilisée par le client est lentement mais progressivement abandonnée au profit du jargon SAP nécessaire pour dialoguer avec les équipes d’intégration.

Crypter par la complexification

Les choses les plus simples deviennent intentionnellement complexes. Les protocoles web les plus communs et les plus partagés sont transformés en framework ou bibliothèques enrichies avec des fonctionnalités ou de la sémantique SAP mais deviennent complexes à mettre en œuvre et restent spécifiques au monde SAP. Le travail souvent communautaire associé au web 2.0 (HTML5, JavaScript, BootStrap, NodeJS…) est utilisé pour construire des frameworks SAP riches mais qui nécessitent l’intervention d’experts spécialisés.  Ceci permet de pérenniser l’activité de tous les intervenants qui travaille autour du progiciel mais assure aussi un cloisonnement entre le monde SAP et le reste du monde informatique.

Enrichir l’offre et gagner des parts de marché par une stratégie d’acquisitions

De 2010 a maintenant SAP s’est lancé dans une nouvelle stratégie de conquête de parts de marché et d’enrichissement de son offre par l’acquisition de sociétés leaders dans leurs domaines respectifs :

. En 2012, SAP rachète Ariba qui est une plateforme spécialisée dans les relations commerciales « B to B » et la gestion des achats pour un montant de 4,3 milliards de dollars. Cet achat permet à SAP de bénéficier du réseau Ariba Network de 450 000 fournisseurs, portant à 1,5 millions le nombre de fournisseurs potentiels disponibles dans la future version intégrée et unifiée de l’outil disponible dans le Cloud.

. En 2013, SAP acquière l'éditeur Hybris et sa plateforme de commerce électronique multicanale disposant d’un volume d’échange de marchandises d’environ 37 milliards de dollars. Le montant de l’acquisition est de 1,5 milliard Hybris est utilisé pour mettre sur place la nouvelle solution C/4 Hana (ou SAP Customer Expérience) de SAP.

. En 2014, SAP rachète Concur qui est une société Américaine spécialisé dans les logiciels de gestion des notes de frais pour un montant de 8,3 milliards de dollars. Cet achat, considéré par le CEO SAP de l’époque Bill McDermoth comme « la plus grande acquisition dans l'histoire de l'industrie du SaaS » permet à SAP d’étoffer son offre dans le Cloud avec les 23 000 clients et 25 millions d'utilisateurs actifs dans 150 pays de Concur.

. En 2018, SAP annonce le rachat de Qualtrics International pour le montant de 8 milliards de dollars. Cet achat est effectué à quelques jours de l’introduction en bourse de la société Qualtrics.  « Qualtrics recueille commentaires et données sur les clients, employés, produits et marques pour 9.000 entreprises à travers le monde et leur fournit des informations en temps réel. ». L’intégration de cette entreprise dans le groupe SAP permet à celui-ci d’augmenter sa part de marché dans les logiciels d'abonnement basés sur le "cloud".

A travers ces acquisitions, SAP cherche à augmenter ses parts de marché, à étouffer ses concurrents comme SalesForce ou Oracle par une offre plus complète et plus intégrée mais aussi à s’ouvrir les portes du Cloud, qui représente vraisemblablement pour l’éditeur, l’avenir !

La marche forcée vers le Cloud 

Comme nous l’avons compris à travers cet article, le géant SAP a amorcé depuis les années 2010 un tournant historique pour la pérennisation de ses activités et le Cloud est au cœur de cette stratégie.

SAP a compris que le nouveau paradigme du monde numérique repose sur le traitement des volumes de données considérables (Big Data) induites par un monde de plus en plus connecté. SAP a enrichi fortement son offre Cloud avec le passage de l’ensemble de son catalogue sous la même plateforme technologique, le Hana Cloud Platform. SAP regroupe sous cette plateforme une infrastructure Cloud qui repose sur la technologie In-Memory complétée par des services intégrés (mobilité, décisionnel, analytique à la volée, internet des objets ou IOT, machine Learning … ) et d’environnements de développement.

Cette orientation induit de manière automatique une guerre cognitive qui devra être menée à l’encontre des clients pour les convaincre de la nécessité d’un passage vers le Cloud. Le seul problème pour les clients Français est que le Cloud relève aujourd’hui d’une question de souveraineté et que les seules offres d’hébergements de données disponibles à date pour le Hana Cloud Platform dans la zone Europe sont Amazone Web Service (AWS - Frankfurt) et Google Cloud (Frankfurt) sous certaines conditions et Microsoft Azure (Hollande) sous certaines conditions.

 

Cheikh Tidiane CISSE (MSIE41 de l'EGE)

 

 

Sources :