Starlink vs Facebook : la bataille pour la distribution d’internet en Afrique

Alors que les Nations Unies ont annoncé vouloir développer une stratégie pour atteindre l'accès universel à internet en Afrique d'ici 2030, des grands acteurs privés se sont déjà positionnés avec des approches innovantes et se livrent une guerre pour le contrôle de la distribution d’internet sur le continent.

L’accès à Internet en Afrique

Au cours des dernières années, l'accès à Internet en Afrique a connu une croissance significative, mais il reste encore des défis à relever. En décembre 2021, 60 % de la population du continent africain était encore privée d’accès à Internet[i]. Certains pays africains ont réussi à améliorer l'infrastructure et à étendre la connectivité, tandis que d'autres font face à des obstacles tels que le coût élevé de l'accès à Internet, la faible couverture réseau dans les zones rurales et l'insuffisance des compétences numériques[ii]. Des initiatives sont en cours pour remédier à ces problèmes et promouvoir une distribution plus équitable d'Internet dans toute l'Afrique. Parmi ces initiatives, on retrouve celle de l’internet par satellite. Cette dernière a pour objectif d’augmenter la vitesse, de démocratiser l'accessibilité et de créer des nouveaux marchés.

Des acteurs dominants

Dans la course à la conquête du marché de l’internet africain, deux acteurs sortent du lot. Facebook, devenu Meta, est présent depuis une dizaine d’années sur le continent et propose de nombreuses solutions pour résoudre les problématiques de connectivité. Le géant américain fait face depuis peu au nouveau venu Starlink. Starlink est un projet de constellation de satellites développé par SpaceX, qui vise à fournir un accès Internet haut débit à des endroits reculés du monde, y compris en Afrique. Son ambition est d’aider à réduire la fracture numérique et à connecter davantage de personnes à Internet dans des régions où l'infrastructure traditionnelle est limitée[iii].

Un cas de rapport de force géoéconomique et informationnel

Il est clair que nous sommes en présence d’un rapport de force géoéconomique entre les deux acteurs privés qui adoptent des stratégies différentes pour s’attribuer le monopole du marché de la distribution d’internet en Afrique. Cependant, le rapport de force peut également être analysé sous l’ange informationnel. Derrière l’affrontement économique, nous pourrions déceler un affrontement sous-jacent entre 2 réseaux sociaux à la vision différente. Facebook, un réseau social qui véhiculerait davantage d’idées considérées comme « politiquement correctes » et qui pratiquerait la censure, et X (détenue par Elon Musk, le propriétaire de Starlink) qui se targue d’être le réseau social de la liberté d’expression. Starlink voudrait alors sortir l’Afrique de l’encerclement cognitif de Facebook et ce serait pour cette raison qu’Elon Musk viserait spécifiquement l’Afrique.

Des stratégies diverses

Facebook développe depuis une dizaine d’années une stratégie d’encerclement cognitif du continent africain. L’entreprise est même accusée de faire du colonialisme numérique[iv]. Pour ce faire, l’entreprise a lancé plusieurs initiatives à succès. En 2015, Free Basics, un service qui donne accès à la plateforme même sans crédit de données, est lancé[v]. Conçu pour fonctionner sur des téléphones mobiles rudimentaires, qui composent la vaste majorité des appareils utilisés sur le continent, Free Basics donne accès à des contenus limités, sans son, image ou vidéo. De 2015 à 2020, Free Basics a été déployé dans 32 pays d’Afrique. En 2023, c’est au tour de l’application Internet.org de faire son apparition sur le marché africain. Cette application n'est pour l'instant accessible qu'en Zambie mais elle permet à tout possesseur de portable d'avoir accès, gratuitement, à des services essentiels d'Internet, comme la météo, Wikipédia, Google, les informations locales, la recherche d'emploi, et bien sûr l'ensemble des services de Facebook. Plus tôt, en 2022, le géant américain a officialisé son projet "2Africa"[vi]. Le projet consiste à installer, avec la coopération de sept opérateurs télécoms, un câble de télécommunications sous-marin tout autour du continent africain, l'un des plus longs du monde, d’ici 2024. Le projet promet de démultiplier la connectivité Internet du continent. Facebook se veut être l’internet des africains. Enfin, un projet de drones solaires Internet lancé en 2014 a été abandonné en 2018.

Starlink propose la connexion par satellite avec des avantages pour les particuliers et les états. Le système se veut plus rapide et moins cher que ses concurrents. Le délai de connexion de Starlink n'est que de 20 à 40 ms alors que celui de son principal concurrent OneWeb est d'environ 70 ms[vii]. Starlink se veut également être une technologie verte. L’entreprise annonce être le leader du marché en matière d’innovations visant à réduire la luminosité des satellites et chercherait à réduire le nombre de débris en orbite, répondant ou dépassant toutes les normes réglementaires et industrielles.

Cependant, alors que l’entreprise fait ses débuts en Afrique, Starlink fait face à de nombreuses problématiques. La plus évidente est celle du coût de la technologie. Le déploiement d'une infrastructure satellite comme Starlink nécessite des investissements importants. Les coûts associés à l'installation et à la maintenance des équipements peuvent être un obstacle pour certaines régions africaines qui ont des ressources financières limitées. Pour exemple, au Nigéria, le coût du kit d’installation est de 229 000 NGN soit environ 284 USD[viii], le revenu moyen d’un foyer nigérian étant de 29 000 NGN/mois. Assurer la maintenance et la réparation des satellites et des équipements au sol sera également un défi dans des régions éloignées et difficiles d'accès, la disponibilité de techniciens qualifiés et de pièces de rechange étant limitée. Cependant, Starlink veut supplanter Facebook dans les zones rurales car elles ne souffrent pas de la congestion de réseau des grands centres urbains.

Enfin, les utilisateurs sont susceptibles de subir des problèmes de réception dues aux conditions météorologiques, une grande partie du continent étant soumise au climat équatorial et à sa longue saison des pluies.  

Le principal obstacle auquel fait face Starlink est celui des réglementations et autorisations. Ici se joue un autre rapport de force avec les états. L'obtention des autorisations nécessaires pour déployer une infrastructure satellite peut être un processus complexe et long. Les réglementations et les politiques en matière de télécommunications peuvent varier d'un pays à l'autre, ce qui peut entraîner des retards dans la mise en place de la technologie. Si une poignée d’états ont déjà accepté l’implantation de Starlink (le Nigéria, le Rwanda, le Mozambique, la Zambie, le Kenya, le Malawi et le Bénin) d’autres refusent. En Afrique du Sud, le régulateur des télécommunications a ordonné le 14 août 2023 l’arrêt de la vente et de la distribution des produits Starlink.

Starlink ne remplirait pas les conditions requises par la loi sur les communications électroniques (Electronic Communications Act) qui exigerait qu’une entreprise possède au moins 30% de capital détenu par des groupes historiquement défavorisés (historically disadvantaged groups), à savoir les personnes victimes de discrimination[ix]. Au Zimbabwe, c’est la même logique qui prévaut. Le régulateur des télécommunications a déclaré que Starlink n’a pas respecté les procédures légales pour obtenir une licence de télécommunications. Ainsi, il constituerait une menace pour le secteur local des télécommunications, qui souffre déjà d’une concurrence déloyale. Au Sénégal, c’est le ministère des Télécommunications qui a interdit Starlink, car la société n’aurait pas demandé les autorisations nécessaires. Le ministère a également mis en garde contre les risques que Starlink pourrait représenter pour la sécurité nationale et la souveraineté du pays. Pour contrer ces interdictions, Starlink peut agir de manière détournée. Certains utilisateurs sud-africains passent par le réseau du Mozambique. C’est bien parce que cette fonctionnalité est rendue possible que le nom entier de Starlink n’est autre que « Beyond Borders : Starlink ». La société américaine adopte la double stratégie de rendre les particuliers plus libres dans leur accès à internet tout en permettant aux états d’avoir un quadrillage total de leur territoire et une visibilité sur toutes ses infrastructures. C’est à double tranchant pour les états qui peuvent bénéficier d’un meilleur contrôle de leur espace mais qui laissent le soin à une entreprise privée, dont les intérêts peuvent diverger, de manipuler la technologie.

En réaction au déploiement de Starlink, Facebook a vendu sa division Internet par petits satellites à Amazon pour les aider dans leur projet de contrer Starlink avec Kuiper[x]. Le projet Kuiper a été annoncé en 2019. La firme souhaite lancer une constellation de 3 236 satellites à 600km de distance avec la terre[xi]. « Notre objectif avec le projet Kuiper n’est pas seulement de connecter les communautés non desservies et mal desservies, mais également de les ravir par la qualité, la fiabilité et la valeur de leur service. […] Dès le premier jour, chaque décision technologique et commerciale que nous avons prise s’est concentrée sur ce qui offrira la meilleure expérience aux différents clients à travers le monde, et notre portefeuille de terminaux clients reflète ces choix » a déclaré Rajeev Badyal, vice-président de la technologie pour le projet Kuiper.

La réponse de Starlink ne s’est pas fait attendre. Outre son alliance avec Africa Mobile Network[xii] pour le développement de la technologie dans les zones rurales et celle avec Paratus[xiii] pour lui faciliter l’accès à la clientèle, la société d’Elon Musk a conclu un accord avec Jumia[xiv], une licorne qui ambitionne de s’établir sur le contient comme le Amazon africain.

Une issue incertaine

Bien que le rapport de force en cours n’en soit qu’à ses balbutiements, la bataille entre Facebook et Starlink pour la distribution d’internet en Afrique est bel et bien lancée. Facebook a de l’avance mais si Starlink arrive à convaincre les pays africains d’adopter son service, la balance peut se rééquilibrer. Face à la domination jusqu’ici incontestée de Facebook sur le continent, Starlink pourrait le cheval de Troie d’Elon Musk pour percer la stratégie d’encerclement cognitif de la société de Mark Zuckerberg. Enfin, la réaction des acteurs de la société civile et des gouvernements africains sera à étudier de près car ils pourraient être amenés à davantage s’impliquer dans le rapport de force.

Thibault Pellissier,
étudiant de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Économique (SIE)

Notes