Turquie/Égypte : des rivalités persistantes entre anciens empires

Si l’on réduit souvent les rapports de force au Moyen-Orient à la rivalité entre les grandes puissances régionales que sont l’Arabie Saoudite et l’Iran, on aurait tort d’oublier la guerre cachée que se livrent deux autres grandes puissances historiques de la région : la Turquie et l’Égypte. Ces deux pays ont été tour à tour des empires régnant sur l’Est du bassin méditerranéen et sont passés par le même nationalisme laïc au XXème avec les figures de Nasser et d’Atatürk. Ces deux pays ont ensuite connu la poussée de fièvre de l’Islam politique de la région avec l’accession au pouvoir des Frères Musulmans. En Turquie, ce fut avec Recep Tayyip Erdoğan en 2003 en tant que Premier Ministre, jusqu’en 2014 où il devint Président du pays et affirma la dimension religieuse de son pouvoir. En Égypte, ce fut avec le bref passage de Mohamed Morsi entre 2012 et 2013 à la tête du pays à l’issue des printemps arabes. En effet, Morsi fut démis de ses fonctions par le Général Abdel Fattah el-Sisi, celui-ci plaçant l’armée aux cœurs des institutions égyptiennes et mettant en place un autoritarisme laïc. Les Frères Musulmans, d’origine égyptienne et pensants voir leur heure arrivée après des années de répression et de clandestinité, en ressortent donc sans aucun gain et avec une grande amertume.

Des positions peu réconciliables

Ce coup d’état, en plus de tensions attendues entre les deux anciennes puissances impériales de la région, a envenimé les relations entre la Turquie et l’Égypte. Depuis 2014, les deux pays n’ont alors eu de cesse de s’opposer à tous les niveaux et sur tous les terrains de conflits. On peut rapidement citer l’islamisme radical, la Libye, la Syrie, Israël, les gisements de gaz en Méditerranée occidentale ou encore la Grèce. Enfin, un dernier terrain d’opposition serait l’Islam, avec l’Égypte « laïque » qui souhaite tout de même défendre ses écoles islamiques et son influence héritée dans le domaine, et la Turquie d’Erdogan qui souhaite s’affirmer comme une puissance musulmane de premier plan. Ceci à travers le financement de mosquées à l’étranger ou de prise de positions fortes contre les Occidentaux (tout en extradant des réfugiés Ouïghours vers la Chine). Le tout afin de concurrencer directement l’influence de l’Arabie Saoudite dans ce domaine, pays allié du Caire. Si l’Égypte n’est pas en reste, c’est surtout la politique agressive néo-ottomane turque qui est à l’origine de nombreux conflits entre les deux pays. 

L’Égypte et la Turquie sont donc en opposition sur les plans religieux, diplomatiques, militaires et historiques. Ces rapports de force se retranscrivent dans une lutte informationnelle féroce afin de gagner les cœurs et les esprits de la région, mais également de l’Occident et des autres grandes puissances.

Le catalyseur libyen

La Libye se trouve au cœur des oppositions entre son voisin, l’Égypte, et la Turquie. En effet, on y retrouve toutes les composantes de la rivalité entre les deux puissances régionales : gouvernement proche des frères musulman d’Erdogan à Tripoli, gouvernement militaire laïc du Maréchal Haftar à Tobrouk. Le tout avec le Gouvernement d’Unité Nationale (GNU) de Tripoli qui passe un accord gazier avec Ankara[i]. L’Égypte se trouve en plus en situation de voisinage direct avec un des Etats les plus faillis d’Afrique, où se mêlent guerres civiles entre milices, clans et ethnies, des intérêts d’hydrocarbures et une présence de Daesh entre autres groupes islamistes. Il y a donc pour Le Caire une réelle dimension sécuritaire dans sa démarche d’influence régionale. Sans compter les risques internes que la frontière, source de nombreux trafics, créé pour le pays[ii]. Cette frontière poreuse laisse entrer armes, drogues et islamistes dans le pays. On voit donc ici toute la force du terme géopolitique dans le fait que la faction d’Haftar, la plus à l’Est du pays, soit soutenue par le pays frontalier, l’Égypte.

La lutte informationnelle entre la Turquie et L’Égypte se retrouve ici principalement dans deux situations qui s’entremêlent : la lutte pour assoir la légitimité des gouvernements soutenus par chaque puissance, et la lutte pour agréger des alliés dans chaque camp. La France, qui reconnaît pourtant le gouvernement de Tripoli à l’ONU, ne s’est pas privée de soutenir fortement Haftar et l’Égypte. Cette dernière coopération est notamment apparue au grand public lors de la parution de l’enquête de Disclose sur le support français à la frontière entre l’Égypte et la Libye[iii].  On retrouve un axe fort Paris – Le Caire – Abu Dhabi dans le soutien à Haftar, avec en plus de cela une présence de Wagner et donc du Kremlin[iv]. Ces pays collaborent donc régulièrement dans leurs annonces officielles regardant la Libye.[v] En retour, la Turquie continue de renforcer ses liens officiels avec Tripoli, seul gouvernement officiel du pays, avec l’annonce de nombreux accords bilatéraux, gaziers comme militaires[vi].

L'habile jeu turc

Dans sa stratégie d’hégémonie régionale, la Turquie a une fois de plus engrangé ici un fort succès, avec la défense active du gouvernement officiel lors de l’attaque sur Tripoli lancé par Haftar en 2019. On y retrouve la recette habituelle d’Ankara, que l’on a pu voir au nord de la Syrie ou en Azerbaïdjan, avec un mélange d’armées régulières, de drones légers et moyens, ainsi que de mercenaires étrangers issus du creuset irako-syrien, déplacés par charters entiers en fonction des besoins du pays. Cependant, et c’est toute la différence avec l’axe fort cité précédemment, la Turquie agit à l’appel du gouvernement légitime reconnu par l’ONU. Ankara, en plus d’afficher son succès éclatant, en profite donc pour asseoir sa légitimité d’acteur stabilisateur de la région tout en dénonçant les actions de l’Égypte et de ses alliés[vii]. Le gouvernement de Tripoli se fait par ailleurs le héraut des actions bienfaitrice de la Turquie dans son pays[viii]. On peut en réalité parler d’une victoire de la Turquie au niveau diplomatique et, dans une certaine mesure, militaire, en Libye. En effet, après la victoire des forces légitimes épaulées par les forces turques en 2019, la France, L’Égypte et les Émirats Arabes Unis ont largement diminué leurs aides au Maréchal Haftar, voire carrément arrêté celles-ci. Ankara a donc réussi le tour de maître de décourager ses opposants de s’impliquer pleinement dans le conflit, ce qui ouvre à long terme des perspectives plus viables de victoire des forces légitimistes. On peut par ailleurs voir que si ces pays étaient en brouille diplomatique forte avec Ankara, une normalisation est en cours, avec une visite d’Erdogan à Abu Dhabi en février 2022[ix] et une rencontre historique entre Le Caire et Ankara il y a un an (qui demande encore à voir des concrétisations sur le terrain[x]). Des rapprochements dont Paris se tient à l’écart.

La France, dont la situation de repli sur le continent africain s’exacerbe, se trouve donc une fois de plus en perte d’influence avec la perte de potentiel du Maréchal Haftar. Pays favorisé dans la Libye de Kadhafi, la France passe ensuite au rang de cobelligérante en faveur d’un gouvernement illégal, au rang de pays qui a misé sur le mauvais cheval et se trouve par conséquent avec un pouvoir légitime vainqueur qui lui est hostile.

Les dissensions liées à la découverte de gaz en Méditerranée orientale

Si le Moyen-Orient n’avait pas eu assez de malheurs à cause du pétrole, voici que le gaz s’invite à la table dans une zone qui n’était pas encore activement contestée. Petit récapitulatif : en 2010 Israël découvre le champ gazier Noa au large de ses cotes, suivit par le champ égyptien Zohr, découvert par ENI en 2015. Les pays côtiers se sont donc réunis au sein du Forum du gaz en Méditerranée orientale, qui réunit la Grèce, Israël, l’Égypte, l’Italie, la Jordanie, la Palestine, la France et Chypre[xi]. L’Égypte étant le pays leader de ce forum. Forum qui oublie donc la Turquie, qui connaît pourtant de forts besoins en gaz, qui maîtrise la partie nord de l’île chypriote et qui porte alors déjà depuis de nombreuses années les germes de la politique « Patrie Bleue », qui soutient un expansionnisme maritime. Un des objectifs clairs du Forum n’est donc pas seulement l’organisation d’une coopération, mais bel et bien un « containment » turc. Le tout en s’offrant une légitimité d’organisation internationale afin de pouvoir dénoncer les prétentions du pouvoir à Ankara. La Turquie réplique donc fortement, dénonçant les normes internationales de Montego Bay sur lesquelles les puissances limitrophes basent leurs prétentions gazières, sachant que le pays n’a jamais signé ces accords. La Turquie s’engage alors pleinement dans une campagne de prospection gazière, faisant escorter ses navires de recherche par des navires de guerre lorsque ceux-ci s’aventurent dans les eaux grecques et chypriotes.

Chaque pays impliqué privilégie ses propres intérêts

Afin d’asseoir sa légitimité, et partant du principe qu’un accord international vaut autant qu’un autre, la Turquie profite alors de la dette que lui doit le GNU de Tripoli, qu’Ankara vient de sauver de l’abîme[xii], pour signer un accord bilatéral de partage des eaux de la Méditerranée occidentale en 2019, suivit d’un contrat gazier en 2022[xiii]. Ces deux accords ont été férocement dénoncés par l’Égypte et la Grèce, dénonçant la démarche comme illégale. 

Mais cette démarche ne l’est justement pas. Lésés, Grèce et Égypte répliquent alors en lançant leur propre accord bilatéral de partage de la mer. Ces différents accords entre les deux parties incluent parfois Chypre, comme dans le cadre du récent accord sur l’énergie signée par ces trois pays[xiv]. C’est également une démarche suivie par le Liban et Israël, qui sont parvenus à un accord sur le partage du gaz cette semaine[xv].

On peut par ailleurs voir un certain rapprochement entre Israël et l’Égypte au niveau du gaz. Ces deux pays, ennemis acharnés pendant des décennies, sont parvenus à un accord faisant transiter le gaz israélien par l’Égypte avant son envoi en Europe. Plus qu’une lutte informationnelle, c’est avant tout une lutte des infrastructures que l’on voit apparaître pour circonvenir la Turquie, avec la pose de gazoducs à destination de l’Europe. Le tout centré autour d’une alliance Égypte – Israël – Chypre – Grèce. On comprend donc mieux la frénésie des chantiers maritimes turcs, le pays n’ayant comme allié que le faible GNU libyen dans la région. Ceci sans compter sur le fait que les USA, par ailleurs observateurs du Forum du gaz en Méditerranée orientale, supporteront à leur habitude l’état hébreu en cas de litige armé.

Si la Turquie a donc multiplié les terrains d’engagement et d’influence afin d’accroître la surface de sa puissance, elle s’est aussi mise à dos presque tous les Etats qui comptent dans la région. Ceux-ci peuvent par ailleurs compter sur le support des puissances européennes, comme on l’a vu avec l’envoi de frégates et de Rafales français lors des incursions turques dans les eaux grecques en 2020. Vu les besoins énergétiques de l’Europe, on comprend alors mieux le rapprochement fort de la France avec l’Égypte, pays qui, fort du carnet de chèques émirati, peut encore se donner les moyens de ses ambitions géopolitiques dans la région.

La tentative d’encerclement de l’Egypte par la Turquie

Tout ceci peut alors expliquer le rapprochement de la Turquie avec le Soudan[xvi], pays avec lequel Le Caire ne compte plus les querelles, afin d’encercler l’Égypte avec une mer Méditerranée remplie de navires de guerre turcs au Nord, une Libye au pouvoir légitime hostile au Caire à l’Ouest et un Soudan avec qui la gestion de l’eau du Nil peut s’envenimer au Sud. On peut imaginer que sans le conflit en Ukraine, où la Turquie a tout de même pris position contre l’invasion, Ankara aurait continué à se rapprocher de la Russie, et peut-être même avec la Syrie, ceci dans une logique d’alliances et de blocs digne de la Guerre Froide. 

Turquie et Égypte se retrouvent donc en opposition frontale sur un grand nombre de sujets. Ces crispations des deux côtés de la Méditerranée créées donc une campagne de lutte informationnelle entre les protagonistes. On voit à tour de rôle des dénonciations gouvernementales ou des attaques dans les médias nationaux. L’Égypte dénonce ainsi l’import de mercenaires islamistes par la Turquie à ses frontières, quand la Turquie n’a eu de cesse durant des années de condamner le coup d’état ayant déposé les Frères Musulmans au Caire. Ces dernières attaques passeraient également par des médias d’Égyptiens en exil[xvii], ainsi que par Al-Jazeera, la chaine du Qatar. Pays qui est proche de la confrérie et d’Ankara[xviii]. Toutefois, il semblerait que la Turquie fasse le ménage parmi les médias égyptiens en exil sur son sol, ceci afin de donner des gages de sa volonté de se rapprocher du Caire[xix].

Martin Everard

Notes

[iii] Anonyme, « Les mémos de la terreur », Disclose,  le 21 novembre 2021.

[vi] Aydogan Kalabalik, «  Libyan, Turkish naval forces conduct joint military drill », Anadolu Agency, le 29 septembre 2022.

[vii] Mürsel Bayram, « Analysis - Turkiye: Rising power in defense of Africa », Anadolu Agency, le 25 mai 2022.

[viii] Mohamed Artima, « Turkiye playing positive role in Libya: Libyan party leader », Anadolu Agency, le 26 avril 2022.

[ix] Jonathan Fenton-Harvey, « Can Turkiye-UAE's rapprochement heal regional divisions? », Anadolu Agency, le 17 février 2022.

[x] Alba Sanz, « Le rapprochement Egypte-Turquie s'affaiblit », Atalayar, le 28 juillet 2022.

[xi] Manon Laroche, « Le gaz : nouvel enjeu géopolitique en Méditerranée orientale », Vie Publique, le 26 octobre 2021.

[xii] Jason Pack, Wolfgang Pusztai, « Turning the Tide: How Turkey Won the War for Tripoli », MEI@75, le 10 novembre 2020.

[xiii] Anonyme, « Greece and Egypt call Turkish-Libyan gas deal ‘illegal », Euractiv, le 10 octobre 2022.

[xiv] AFP, « Énergie : Signature d’un accord entre l’Egypte, la Grèce et Chypre », The Times of Israël, le 22 octobre 2021.

[xvi] Omer Erdem, « La Turquie et le Soudan renforcent leur coopération dans plusieurs domaines », Anadolu Agency, le 28 février 2022.

[xvii] RFI, « La tension monte entre l’Egypte et la Turquie », ataturquie, le 24 février 2018.