Un cas d’école de guerre cogntive : le projet de rachat de US Steel par Nippon Steel
Le 18 décembre 2023, le sidérurgiste japonais Nippon Steel et le sidérurgiste américain US Steel annoncent un projet d’acquisition du second par le premier. À moins d’un an des élections présidentielles américaines de novembre 2024, l’annonce de ce projet va déclencher une confrontation informationnelle tous azimuts entre ses partisans et ses détracteurs. Enjeu de compétitivité économique pour les uns, de protection des travailleurs et des acquis sociaux pour les autres, mais surtout de sécurité nationale pour tous, ce projet finira par être bloqué par Joe Biden à quelques jours de son départ de la Maison-Blanche en janvier 2025. Loin d’être terminée, cette guerre cognitive se double désormais d’une bataille judiciaire, sous les yeux d’une administration Trump qui ne serait pas opposée à une autre forme de deal.
Une entreprise emblématique de l’industrie américaine rachetée au pays du Soleil levant ?
Fondée en 1901 par des pionniers des milieux d’affaires américains comme Andrew Carnegie ou J.P. Morgan, l’entreprise US Steel a longtemps été, outre-Atlantique, une icône à plus d’un titre.
US Steel, icône d’une sidérurgie américaine en perte de vitesse
Première entreprise milliardaire, ses hauts-fourneaux ont fourni l’acier indispensable à la machine de guerre américaine durant la Seconde Guerre mondiale, puis l’acier essentiel à l’industrie de consommation états-unienne dopée par le boom économique d’après-guerre. Employant près de 120 000 personnes au faîte de sa gloire, l’entreprise va être frappée de plein fouet par la vague de désindustrialisation des années 80 et perdre progressivement de sa superbe.
Occupant désormais le troisième rang national et le vingt-quatrième rang mondial en termes de tonnage, US Steel n’emploie plus que 22 000 personnes, dont 3 700 dans la Mon Valley, région historique pour la production d’acier américain, où l’entreprise opère quatre centrales sidérurgiques et possède son Siège de Pittsburgh (Pennsylvanie). Même si US Steel est implanté dans huit autres États américains, c’est bien la Pennsylvanie qui sera au cœur de la guerre informationnelle que se livreront partisans et détracteurs du projet d’acquisition mené par le sidérurgiste japonais Nippon Steel, quelques mois après le refus par US Steel d’une offre de rachat non sollicitée formulée par son rival américain Cleveland-Cliffs.
Le Japon, allié stratégique et rival économique de la puissance américaineComparé à son concurrent américain, l’acquéreur japonais Nippon Steel est un géant mondial de la sidérurgie, qui occupe la quatrième place en tonnage derrière ses concurrents chinois (Baowu et Ansteel) et européen (ArcelorMittal). Produisant trois fois plus d’acier et employant cinq fois plus de personnel qu’US Steel, Nippon Steel ambitionne, via cette acquisition, de passer devant Ansteel pour atteindre la troisième marche du podium mondial, tout en profitant de la demande croissante d’acier industriel aux États-Unis. Déjà présent depuis une quarantaine d’années sur le sol américain, où il emploie 4 000 salariés, le groupe japonais propose d’acquérir US Steel via sa filiale américaine Nippon Steel North America basée à Houston (Texas) et de faire d’US Steel une filiale de cette dernière.
Issu d’un pays comptant depuis les années 50 parmi les alliés stratégiques les plus fidèles de Washington, où sont stationnés près de 55 000 soldats américains, et qui est également le premier investisseur étranger aux États-Unis, Nippon Steel compte sur cette proximité stratégique pour rendre son projet acceptable aux yeux de l’establishment et du peuple américains.
C’est oublier que le pays du Soleil levant est aussi un sérieux rival économique pour l’Oncle Sam, notamment depuis les années 80, lorsque l’Amérique, qui croulait sous les produits estampillés Made in Japan, était obnubilée à l’idée que le Japon puisse un jour la dépasser. C’était également sans compter sur les positionnements, postures et polémiques qu’un tel projet ne manquerait pas de susciter à l’aube d’une élection présidentielle cruciale pour l’avenir des États-Unis.
Un projet qui déchaîne les passions dans un pays en pleine campagne présidentielle
Présenté conjointement par l’acquéreur et sa cible dans le cadre d’un communiqué de presse publié le 18 décembre 2023, le projet d’acquisition bénéficie d’emblée d’un site web à sa mesure, enregistré quatre jours auparavant sous le nom Best Deal For American Steel.
Bataille de slogans: Best Deal For American Steel contre Keep US Steel US OwnedAlimenté par US Steel et Nippon Steel, ce site web est rapidement décliné sur Facebook sous l’appellation #bestdealforussteel. Sur les deux plateformes, les deux principaux promoteurs du projet répètent à l’envi leur objectif : « moving forward together as the best steelmaker with world-leading capabilities ». Un examen détaillé des différentes versions du site – et des principaux messages mis en exergue – montre qu’il est passé, en moins de deux mois, d’une plateforme principalement orientée vers les analystes de marché et les investisseurs à une plateforme avant tout tournée vers la main-d’œuvre d’US Steel et les populations locales. Par ailleurs, d’un site au design certes moderne mais statique et désincarné où priment textes et chiffres, la plateforme adoptera après quelques mois une interface plus dynamique et incarnée faisant la part belle aux témoignages vidéo.
Ce sera notamment le cas au lendemain des deux rassemblements de soutien au projet qu’US Steel organisera devant son quartier général de Pittsburgh, qui réuniront des centaines d’ouvriers arborant fièrement des pancartes logotées US Steel et Nippon Steel, sur lesquelles figureront les slogans « Best Deal for American Steel », « Keep US Steel in Pittsburgh » ou encore « People Over Politics », ce dernier slogan témoignant de l’emballement politique suscité par le projet chez ses pourfendeurs comme chez ses thuriféraires. Ces deux opérations de relations publiques parfaitement bien huilées viendront couronner une campagne d’information durant laquelle les promoteurs du projet n’auront eu de cesse de tenter de rassurer ouvriers et politiques face aux alertes du principal syndicat de la sidérurgie qui, dès l’annonce du projet, fera montre d’une opposition résolue.
Fort de 850 000 membres, le syndicat United Steelworkers (USW), lui-même basé à Pittsburgh, est le syndicat dominant de la sidérurgie américaine, également très présent dans d’autres secteurs industriels comme celui du papier, du bois ou du caoutchouc. Son poids chez US Steel est significatif, puisqu’il revendique près de 10 000 adhérents, soit presque la moitié des effectifs du sidérurgiste. Sitôt le projet porté à sa connaissance, le syndicat va mener bataille pour le faire échouer en réitérant différents messages clés à destination des salariés d’US Steel et des élus locaux et nationaux. Réagissant d’abord par voie de communiqués de presse et de communications syndicales, l’USW, et particulièrement son président David McCall, n’aura de cesse de proclamer, sur le fond, la nécessité qu’US Steel reste une entreprise sous propriété et management américains, notamment pour des questions de sécurité nationale, et de réclamer l’examen du dossier par le régulateur.
Il s’attachera également à critiquer ou dénigrer tout aussi bien US Steel que Nippon Steel, le premier pour avoir laissé vieillir l’appareil industriel de la Mon Valley sans investissement majeur, le second pour ses pratiques de dumping commercial et son manque de considération pour les syndicats. Sur la forme, David McCall déplorera : l’absence de concertation préalable à l’annonce du deal, déclarant n’avoir été contacté que le matin de l’annonce par le CEO d’US Steel, David Burritt, alors qu’il était « sous la douche » ; la réticence de Nippon Steel à prendre des engagements contraignants, en particulier sur la préservation des acquis des travailleurs syndiqués (plan de retraite, assurance maladie, etc.) et le maintien des capacités de production des aciéries de la Mon Valley. Après quelques mois de tâtonnement, tous ces griefs seront centralisés à partir du mois d’avril sur le site web Keep US Steel US Owned, miroir inversé du site Best Deal for American Steel, dont le message central sera « Nippon [Steel] ownership of US Steel puts American national security at risk ».
Les deux sites web en question serviront de caisses de résonnance aux différentes communications déployées par les deux parties sur divers canaux, mais également de réceptacles aux messages de soutiens politiques, institutionnels ou économiques qui ne manqueront pas d’affluer en cette année électorale cruciale pour la démocratie américaine.

Cartographie des acteurs : échiquier business et syndical
Une course aux soutiens politiques dans le swing state le plus prisé de la présidentielleCœur historique de l’industrie sidérurgique américaine, partie intégrante de la fameuse Rust Belt, la Mon Valley – qui, rappelons-le, abrite quatre usines et le Siège d’US Steel ainsi que le Siège d’United Steelworkers – est un territoire particulièrement sensible au plan social et politique. Du point de vue social, ses divers comtés ont subi de plein fouet la désindustrialisation des années 80 et se sont retrouvés sinistrés lorsque plusieurs industries locales ont fermé leurs portes ou quitté la région, provoquant un choc démographique qui hante encore les mémoires des communautés locales, comme le montrent les témoignages de nombreux ouvriers travaillant de génération en génération pour l’industrie sidérurgique. Fait intéressant, ce passé traumatique est mis en avant aussi bien par les partisans du projet d’acquisition, qui considèrent que seuls les investissements annoncés par Nippon Steel sont en mesure de préserver les emplois et la production domestiques, que par les détracteurs du deal, qui craignent que l’acquéreur ne délocalise une partie de la production vers des centrales plus modernes, dont les deux sites à fourneaux à arc électrique de Big River en Arkansas.
Déjà sensible hors période électorale, ce contexte social ne pouvait être qu’explosif à l’approche des élections présidentielles de novembre 2024. D’autant plus que la Pennsylvanie, acquise à Joe Biden en 2020, est l’un des fameux swing states que Démocrates et Républicains s’évertuent à conquérir à chaque élection pour faire la différence le jour du scrutin. Et pas n’importe quel swing state, puisqu’il est celui comptant le plus grand nombre de grands électeurs (19), sollicités tous les quatre ans pour désigner le futur locataire de la Maison-Blanche. Le projet d’acquisition d’US Steel par Nippon Steel va ainsi amener les personnalités politiques à prendre parti pour ou contre, à l’échelon local, au niveau des États fédérés et à l’échelle nationale. Chacun ira de son commentaire sur les réseaux sociaux, dans les médias nationaux et locaux, pour servir la cause. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, la ligne de fracture, si tant est qu’elle existe sur ce dossier, ne divisera pas Démocrates et Républicains, mais plutôt élus locaux d’une part et élus à mandat national ou fédéral d’autre part.
Le blocage du pouvoir politique américain
En haut de la pyramide, le projet sera contesté tant par Joe Biden – dont la proximité avec le leader syndical David McCall ne sera jamais cachée – et Kamala Harris que par Donald Trump, qui exprimeront tous trois leur volonté de maintenir US Steel sous pavillon américain. De même, l’écrasante majorité des sénateurs et représentants, quel que soit leur parti, se positionnera contre le projet. Ce sera notamment le cas des deux sénateurs Démocrates de Pennsylvanie, Bob Casey et John Fetterman, qui utiliseront un vocable pour le moins déterminé – « work like hell », « fight like hell » – pour défendre les salariés d’US Steel contre un projet qu’ils jugent contraire à leurs intérêts. Le sénateur Républicain de l’Ohio J.D. Vance, devenu depuis vice-président et comptant une usine US Steel dans son État, appellera lui la secrétaire au Trésor Janet Yellen à bloquer le deal au motif que « la loyauté de Nippon Steel irait à un État étranger dont les agissements aux États-Unis sont critiquables ».
En revanche, à l’échelon local, le projet d’acquisition recevra une majorité de soutiens, quelle que soit l’étiquette partisane. Si deux sénateurs d’Etat – le Démocrate Jim Brewster, le Républicain Kim Ward – se montreront favorables sous certaines conditions, les maires et membres des comités de comtés se déclareront en très grande majorité soutiens indéfectibles, là encore indépendamment de leur couleur politique, à l’exception notable du maire Démocrate de Pittsburgh, Ed Gainey.
À titre d’exemple, dans le comté d’Allegheny abritant l’usine US Steel d’Irvin, l’élu de comté Républicain Sam Demarco soutiendra sans réserve le projet en tant que « bouée de sauvetage pour la Mon Valley », tandis que le maire Démocrate de West Mifflin Chris Kelly dénoncera à la fois les « politiciens jouant avec les gens comme des pions » et les « arguments fallacieux » (« bogus ») des opposants critiquant le deal au nom de la sécurité nationale. L’on notera, à cet égard, que ce thème de la sécurité nationale aura en réalité été mis en exergue aussi bien par les contempteurs que par les zélateurs du projet.
Sécurité nationale et sécurité économique : un même argument pour les deux camps
Pour ses défenseurs, le projet d’acquisition d’US Steel par Nippon Steel ne peut qu’aller dans l’intérêt de la sécurité économique et nationale des États-Unis.
La menace chinoise et la perte de compétitivité américaine pour les partisans du projet
D’abord, les investissements annoncés par Nippon Steel (2,7 milliards de dollars au total) permettraient de moderniser l’appareil productif d’US Steel, de renforcer la compétitivité de la sidérurgie américaine sur le marché mondial, mais surtout de préserver les emplois au sein de la Mon Valley. Alternant carotte et bâton, le CEO d’US Steel David Burritt passera progressivement, à mesure que grandira l’opposition politique et syndicale au projet, d’une communication optimiste – les investissements seront au rendez-vous si la transaction se concrétise – à un discours alarmiste – l’absence de deal pourrait remettre en cause la localisation du Siège d’US Steel à Pittsburgh.
Par ailleurs, l’acquisition d’US Steel par le n°4 mondial est considérée par les promoteurs du projet comme le seul moyen de concurrencer les géants chinois de l’acier que sont Baowu (n°1 mondial) et Ansteel (n°3 mondial). Là encore, le CEO David Burritt fera progressivement évoluer le ton de ses commentaires sur le sujet, passant d’un vocable purement concurrentiel – rivaliser avec la Chine, avec les concurrents chinois – à une sémantique plus hostile, scandant les termes de « menaces », « dumping » ou « manipulations de marché » pour torpiller ses concurrents chinois. En point d’orgue, David Burritt publiera, juste avant l’annonce du blocage du deal par Joe Biden, une tribune dans le New York Times affirmant que « la Chine veut que ce deal échoue », pour finir par déclarer, le jour même de l’annonce du blocage, que « les dirigeants du Parti communiste chinois dansent dans les rues de Pékin », preuve de son agacement et de sa consternation face à l’impossibilité de faire avancer le projet.
La sécurité d’approvisionnement et le dumping japonais pour les détracteurs du deal
Dans une guerre informationnelle, quoi de mieux que de retourner l’argument de l’adversaire en sa faveur ? Tablant sur la place de l’acier dans l’imaginaire américain, les opposants au projet s’appuieront également sur l’argument de la sécurité nationale pour rallier un maximum de soutiens. Sur le plan du discours, l’USW et les élus partageant son combat souligneront régulièrement l’importance de conserver US Steel sous pavillon américain pour sécuriser les chaînes d’approvisionnement, rappelant à quel point celles-ci furent perturbées durant la pandémie du Covid-19. Surtout, ils insisteront sur le rôle déterminant de l’approvisionnement en acier pour les besoins de la défense nationale, renvoyant précisément au rôle crucial joué par la sidérurgie américaine dans l’effort de guerre américain entre 1941 et 1945.
Les partisans du projet auront beau jeu de mettre en avant le rôle du Japon en tant qu’allié stratégique majeur des États-Unis, cet argument de la sécurité nationale restera au cœur de l’argumentaire en défaveur du projet. Sans doute faut-il y voir la trace laissée dans les esprits états-uniens par la rivalité économique nippo-américaine des années 80, voire le douloureux souvenir de l’attaque de la base américaine de Pearl Harbor par la marine japonaise en 1941, évènement parfois rappelé dans certains commentaires hostiles à l’opération sur les réseaux sociaux. Plus près de nous, l’historique de dumping des aciéristes japonais en général et de Nippon Steel en particulier sera souvent rappelé pour souligner l’attitude déloyale de l’allié japonais sur le plan économique et commercial, attitude qui avait d’ailleurs été historiquement combattue par US Steel au nom de la protection de ses intérêts et de ceux de la sidérurgie américaine.
L’angle mort de l’approche japonaise
Cadeau d’adieu pour les uns, legs honteux pour les autres, le blocage du projet d’acquisition par Joe Biden à quelques jours de son départ de la Maison-Blanche – le 3 janvier 2025 – a marqué une nouvelle étape de la guerre cognitive un an après son déclenchement. Si les détracteurs du projet semblent avoir levé le pied après avoir obtenu gain de cause, ses promoteurs redoublent au contraire d’efforts pour tenter de convaincre l’opinion et les dirigeants américains de son bien-fondé.
Surtout, US Steel et Nippon Steel accompagnent cette guerre cognitive d’une bataille judiciaire visant deux cibles principales : l’administration Biden, accusée d’avoir manœuvré politiquement pour que le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (CFIUS) ne puisse valablement statuer sur ce dossier – le Comité n’est pas parvenu à un consensus sur l’existence ou non de risques pour la sécurité nationale ; le patron du syndicat USW, le sidérurgiste américain Cleveland-Cliffs et son CEO Lourenco Goncalves, accusés « d’actions coordonnées et illégales visant à faire échouer la transaction et à grever la compétitivité d’US Steel ». De son côté, le Premier ministre japonais qui avait été récemment élu, Shigeru Ishiba, s’est efforcé de convaincre Donald Trump, lors d’une visite à Washington en février, de revenir sur le décret de blocage de Joe Biden.
Le président américain réélu, Donald Trump, a privilégié l’option d’un simple investissement de Nippon Steel dans US Steel, sans prise de contrôle effective. In fine, si les partisans du projet auraient pu pointer du doigt certaines incohérences ou insuffisances dans le discours de ses détracteurs – la satisfaction de la Maison-Blanche face à la croissance des investissements étrangers dans les usines américaines, la part très marginale (3 %) de la production domestique d’acier allouée à la défense nationale –, l’issue de cette guerre cognitive paraissait jouée d’avance. Comme le mentionne le fondateur du cabinet de conseil Canary Group, « les parties prenantes japonaises ne semblent pas avoir pris la mesure de la situation en voulant racheter une entreprise sidérurgique de Pennsylvanie en plein milieu d’une élection présidentielle ».
Florent Arriagada (MSIE45 de l’ EGE)
Sources
https://www.bestdealforamericansteel.com/