La bataille du vêtement jetable : comment la France et l’UE affrontent le modèle chinois de SHEIN

Le 10 juin 2025, la France a adopté une loi pionnière pour freiner la « fast fashion » ultra-rapide, un modèle incarné par le géant chinois SHEIN et ses milliers de vêtements à bas coût expédiés chaque jour depuis l’Asie. Porté par la députée Anne-Cécile Violland, ce texte ambitieux, soutenu par le gouvernement, introduit des pénalités environnementales (écocontributions avec malus pouvant atteindre 10 € par article en 2030) et interdit la publicité pour la mode ultra-éphémère, tout en prévoyant des obligations de transparence accrue pour ces plateformes. L’objectif affiché est double : protéger l’environnement et défendre le commerce local face à une “invasion” de vêtements jetables à très bas prix. Consciente que cette loi menaçait directement son modèle économique, la société SHEIN a orchestré en amont une campagne de lobbying intensive pour en contrer l’adoption (Shein Group est inscrit avec le numéro 013786146388‑70, sur l’EU Transparency Register, déclarant intervenir sur une vingtaine de dossiers, parmi lesquels : étiquetage textile, gestion des invendus, due diligence contre le travail forcé, exemptions douanières).

 

SHEIN : l’offensive de lobbying contre la loi française anti-fast fashion

D’après les registres de transparence et sources ouvertes, SHEIN a mobilisé d’importantes ressources financières et humaines pour influencer les décideurs publics, aussi bien à Bruxelles qu’à Paris. Le mastodonte chinois s’est attaché les services d’un véritable aréopage d’anciens responsables politiques de haut rang, un ex-commissaire européen, un ancien ministre français de l’Intérieur, une ex-secrétaire d’État et un dirigeant du patronat, chargés d’ouvrir les portes des institutions et de défendre ses intérêts. Parallèlement, SHEIN a eu recours à de puissantes agences de relations publiques et de conseil, et a multiplié les communications stratégiques pour façonner l’opinion en sa faveur.

Les mécanismes de lobbying déployés ont été multiples. Sur le terrain institutionnel, SHEIN a activé ses relais politiques : par exemple l’ancien ministre Christophe Castaner, recruté comme conseiller, s’est fait le porte-voix de la marque dans les médias en dénonçant le projet de taxe « anti-populaire » contre la fast fashion. Dans l’ombre, des agences comme Image 7 et Havas (Plead), spécialistes des affaires publiques, ont permis à SHEIN d’entrer dans les cercles d’influence parisiens et d’affiner sa stratégie de communication de crise. La marque a également lancé une vaste campagne publicitaire, slogan « La mode est un droit, pas un privilège », pour mobiliser ses clientes et mettre en avant l’argument du pouvoir d’achat. Des mouvements populaires ont même été organisés (rassemblements de consommateurs, recours à des influenceurs) afin de faire pression indirectement sur les décideurs. Enfin, SHEIN n’a pas hésité à intervenir sur le processus législatif lui-même, en mandatant par exemple une filiale du groupe Havas pour diffuser aux parlementaires des éléments de langage favorables à ses positions avant les débats au Sénat.

Malgré un « lobbying infernal » dénoncé par les partisans de la loi, celle-ci a pu être adoptée à l’unanimité au Parlement en juin 2025, réinstaurant in extremis les dispositions clé comme l’interdiction de publicité et les pénalités financières. SHEIN est toutefois parvenu à obtenir quelques assouplissements au cours du processus législatif, par exemple, la loi finale cible explicitement l’« ultra fast fashion » (SHEIN, Temu) et épargne les enseignes européennes traditionnelles. Dans une optique de guerre économique, où s’affrontent l’intérêt public et la puissance d’un acteur privé étranger, il importe désormais d’analyser ces manœuvres d’influence et d’identifier les parades stratégiques. Les sections qui suivent reviennent sur les tactiques de lobbying de SHEIN, les contre-mesures qui auraient pu limiter son impact, et les leviers d’action à mobiliser maintenant que la loi est votée afin de garantir son application effective sans contournement possible.

 

Les rouages du lobbying de SHEIN face à la loi française

Recrutement d’anciens politiques influents : Pour mener sa bataille contre la loi anti-fast fashion, SHEIN s’est offert les talents de personnalités politiques de premier plan. Comme le révèle le Registre de transparence Européen (EU Transparency Register) et la presse nationale, la firme a constitué une “dream team” comprenant entre autres Günther Oettinger (ex-commissaire européen), Christophe Castaner (ex-ministre de l’Intérieur français) comme évoqué plus tôt, Nicole Guedj (avocate et ex-secrétaire d’État) et Bernard Spitz (ancien dirigeant du Medef International). Chacun apporte son réseau d’influence, européen, gouvernemental, juridique ou patronal, avec pour mission d’ouvrir les bonnes portes au plus haut niveau et de relayer la “bonne parole” de SHEIN auprès des décideurs. Cette stratégie d’“emplois dorés” est classique en lobbying : en s’adjoignant des anciens responsables publics familiers des arcanes du pouvoir, SHEIN a pu accéder directement aux cercles décisionnels à Bruxelles et à Paris, conférant à ses arguments une crédibilité accrue. Par exemple, l’embauche de M. Castaner (annoncée fin 2024) lui a apporté un contact privilégié avec la majorité présidentielle française, tandis que celle de M. Oettinger rompu aux négociations communautaires, a potentiellement permis de plaider la cause de SHEIN auprès de la Commission européenne chargée d’évaluer la compatibilité de la loi française avec le droit de l’UE. Cette offensive qu’on qualifierai de pantouflage (ou « revolving doors ») a suscité l’indignation de nombreux observateurs, y compris au sein de l’industrie textile locale, qui ont dénoncé sans détour le passage de ces anciens officiels « du côté obscur » du lobbying.

 

Appui d’agences de lobbying et de communication : En parallèle, SHEIN s’est entouré de conseillers en relations publiques aguerries afin d’affiner sa stratégie et soigner son image. Depuis 2023, la plateforme fait appel à Image 7, une agence parisienne renommée (comptant des clients comme Hermès ou Kering), afin d’intégrer les cercles d’influence économiques de la capitale. Pour la gestion de crise et les affaires publiques sensibles, SHEIN s’appuie sur Plead (Havas), dirigée par Yannick Bolloré du groupe Vivendi. Cette collaboration avec Havas lui a permis de concevoir des offensives de communication de grande envergure et même de coordonner son lobbying législatif : on a ainsi découvert qu’en mars 2024, SHEIN avait missionné une filiale d’Havas pour rédiger une note à l’attention de plusieurs députés français « en vue des débats à venir au Sénat » sur la fast fashion. Confier ce prête-plume (ou « Ghostwriting ») législatif à une agence privée révèle le degré de sophistication de la campagne d’influence de SHEIN, prête à façonner directement le discours de certains élus. De plus, la société a recruté des lobbyistes spécialisés comme Fabrice Layer, un ex-représentant de Huawei à Bruxelles, familier des coulisses européennes. Le recours à de tels experts du lobbying illustre la dimension transnationale de la stratégie de SHEIN, active sur tous les fronts institutionnels.

 

Pression sur les décideurs et narrative « pouvoir d’achat » : Au-delà du travail de coulisses, SHEIN a déployé un discours offensif dans l’espace public pour contrer la loi, misant sur l’argument sensible du pouvoir d’achat des ménages. Quelques jours avant des votes clés, la marque n’a pas hésité à envoyer ses émissaires occuper le terrain médiatique. Ainsi, Christophe Castaner, désormais conseiller RSE de SHEIN, a publiquement fustigé la proposition de loi début 2025, critiquant vivement l’idée de créer une « TVA sur les produits des plus pauvres ». Reprenant mot pour mot les éléments de langage fournis par SHEIN, il a martelé que l’enseigne « démocratise la mode pour tous » et que la surtaxer reviendrait à pénaliser les classes populaires. Ce narratif a été repris sur les plateaux télé et dans la presse, contribuant à installer l’idée que la régulation anti-fast fashion pourrait nuire au pouvoir d’achat, un angle habile pour rallier une partie de l’opinion et mettre les élus devant un dilemme social. Par ailleurs, SHEIN a cherché à s’allier des acteurs économiques français pour crédibiliser son message : son directeur des opérations, Donald Tang, a rencontré en personne des représentants de la filière mode hexagonale dès 2024 pour vanter le modèle SHEIN et proposer aux marques françaises de vendre via sa plateforme. En se posant en partenaire potentiel plutôt qu’en prédateur, SHEIN tentait de désamorcer l’opposition de l’industrie locale et de fragmenter le front des soutiens à la loi. Néanmoins, ces tentatives n’ont pas empêché la quasi-totalité du secteur textile français, de grandes marques aux PME, de soutenir la régulation et de dénoncer le jeu de concurrence déloyale de SHEIN, rendu possible par des coûts cassés et le contournement des normes sociales et environnementales.

 

 

Offensive publicitaire et mobilisation indirecte : En véritable campagne d’affaire publique, SHEIN a aussi investi le champ de l’opinion publique via une campagne de communication massive orchestrée avec l’agence Havas Paris (Affiche de la campagne publicitaire lancée par SHEIN en avril 2025, slogan « La mode est un droit, pas un privilège », qui présente le projet de loi comme une menace pour le pouvoir d’achat des consommateurs). À quelques semaines du vote au Sénat, SHEIN s’est positionnée en défenseur des consommateurs modestes, inondant l’espace public de publicités suggérant que la loi anti-fast fashion priverait les plus pauvres d’accès à la mode. Cette vaste campagne d’affichage, visible dans le métro, sur les réseaux sociaux et via un mini-site dédié, questionne ouvertement les objectifs du texte législatif, arguant qu’« imposer des pénalités […] entraînera une hausse des prix » des vêtements. Sur le site web lancé en parallèle, SHEIN oppose au projet de loi un discours « d’engagement social », appelant à « réorienter » la législation pour la rendre plus inclusive plutôt que punitive. En plus de la publicité classique, la marque a mobilisé sa communauté en ligne et des influenceuses mode pour relayer son message anti-loi de façon plus organique. Des rassemblements de clientes fidèles ont même été organisés, comme à Saint-Denis ou Béziers juste avant le vote, afin de montrer le soutien populaire dont bénéficierait SHEIN. Cette mobilisation indirecte des consommateurs, encouragés par le slogan “la mode accessible à tous”, relève d’une tactique de similitantisme visant à exercer une pression populaire sur les parlementaires. Enfin, SHEIN a cherché à soigner son image sociétale pour atténuer les critiques : la marque a multiplié les annonces de programmes éthiques (Roadmap “EvoluSHEIN”), de dons caritatifs et de promesses d’amélioration environnementale, tentant ainsi un greenwashing stratégique. Ces efforts de responsabilisation auto-proclamée n’ont pas convaincu les régulateurs, SHEIN a été condamnée en 2023-2025 pour pratiques commerciales trompeuses sur l’écologie, mais ils faisaient partie intégrante de la stratégie de lobbying, en fournissant des contre-arguments aux partisans de la marque dans le débat public.


En substance, SHEIN a mené contre la loi anti-fast fashion une véritable guerre d’influence multicanale : lobbying traditionnel dans les coulisses des pouvoirs Français et Européen, alliances politiques et économiques, propagation d’un récit pro-consommateur dans les médias, et campagnes publicitaires grand public orchestrées par des professionnels. Ces manœuvres lui ont permis de retarder l’adoption du texte et de le moduler en partie à son avantage, sans toutefois empêcher in fine le vote d’une loi relativement robuste. Cette confrontation illustre un cas d’école où une firme internationale, grâce à sa puissance financière et à son agilité stratégique, tente de neutraliser une initiative réglementaire susceptible de freiner son expansion.

 

Contre-mesures préventives pour limiter l’impact du lobbying de SHEIN

Face à l’arsenal déployé par SHEIN, plusieurs contre-mesures concrètes et réalistes auraient pu être envisagées en amont dans cette bataille pour limiter l’impact de ce lobbying intensif :

  • Renforcer la transparence et l’éthique des lobbyistes : Les pouvoirs publics français et européens auraient pu anticiper ces pressions en exigeant une transparence totale des interventions de SHEIN. Une surveillance accrue du registre de transparence de l’UE et du registre français des représentants d’intérêts aurait permis de mieux cerner l’empreinte de SHEIN (budgets engagés, cabinets de conseil employés, contacts institutionnels sollicités). De plus, un encadrement plus strict des reconversions d’anciens responsables publics aurait pu être un garde-fou : en allongeant les délais de pantouflage ou en interdisant temporairement aux ex-ministres et commissaires de représenter des entreprises étrangères sur des dossiers sensibles. Christophe Castaner n’a respecté que la période de réserve légale avant de rejoindre SHEIN, ce qui a choqué l’opinion publique. Des règles déontologiques plus sévères ou au minimum une publicité immédiate de ces nominations auprès des assemblées, auraient pu désamorcer une partie de l’influence de ces personnalités en éclairant leurs nouveaux intérêts privés.

  • Organiser une contre-offensive politico-médiatique : Pour ne pas laisser SHEIN occuper seul le terrain de l’opinion, les promoteurs de la loi (gouvernement, députés, ONG) auraient pu coordonner plus tôt une riposte médiatique. Cela aurait impliqué de communiquer largement sur les enjeux écologiques et sociaux de la fast fashion, afin de délégitimer le discours de SHEIN centré sur le prix. Par exemple, ce n’est qu’en toute fin de processus que des acteurs majeurs, comme le député européen Raphaël Glucksmann, le sénateur Yannick Jadot ou les dirigeants de la filière mode, ont signé une tribune appelant à “ne pas céder au lobbying infernal de SHEIN”. Une telle prise de parole collective, si elle était intervenue plus tôt, dès l’examen en commission, aurait pu baliser le débat et réduire la marge de manœuvre des lobbyistes pro-SHEIN. De même, une implication médiatique plus forte des ministres concernés (Écologie, Industrie, Consommation) dès le dépôt de la proposition de loi aurait permis de marteler le bien-fondé du texte auprès du public, rendant plus coûteux politiquement son éventuel affaiblissement. En somme, il s’agissait de mener la bataille de l’opinion de front, afin de neutraliser l’argument du pouvoir d’achat par des faits, en rappelant que la mode ultra-jetable coûte cher à la collectivité en pollution, déchets et emplois détruits.

  • Soutenir et inclure les acteurs locaux dès le départ : Une autre parade aurait consisté à fédérer en amont un large front d’acteurs économiques et associatifs en faveur de la loi, pour contrebalancer l’influence de SHEIN. Le gouvernement aurait pu associer plus étroitement les distributeurs français, les créateurs, les industriels du recyclage textile, ainsi que les ONG, afin de construire un consensus public autour du projet de loi. Cette alliance aurait pu formuler des contre-propositions solides face aux objections de SHEIN (par exemple, des études chiffrées sur l’impact réel de 2 € de taxe par colis, relativisant l’argument du « coût pour les plus modestes »). En engageant ces parties prenantes dès la phase de consultation, les législateurs auraient bénéficié d’un appui technique et politique pour défendre le texte article par article. Par ailleurs, associer les acteurs du e-commerce européen (par exemple via l’organisation Ecommerce Europe) aurait permis de montrer que la loi vise une concurrence plus équitable et non un isolationnisme anti-chinois. Ce soutien élargi aurait réduit la capacité de SHEIN à se poser en victime d’une mesure « discriminatoire ». En bref, anticiper la coalition adverse en bâtissant sa propre coalition “pro-loi” robuste constitue une tactique efficace pour endiguer un lobbying agressif.

  • Verrouiller le calendrier et le cadre réglementaire : Enfin, d’un point de vue plus stratégique, les autorités auraient pu limiter l’impact du lobbying de SHEIN en accélérant le processus législatif et en blindant le texte juridiquement. Le long délai (plus d’un an) entre le vote à l’Assemblée et l’examen au Sénat a laissé à SHEIN le temps d’intensifier ses actions (d’où la campagne d’avril 2025) ; un calendrier resserré aurait réduit cette fenêtre d’influence. De même, s’assurer que la loi soit juridiquement solide vis-à-vis du droit européen dès son élaboration aurait coupé court aux arguments de SHEIN sur une éventuelle non-conformité. Notifier très tôt le projet à la Commission européenne et intégrer ses remarques en amont aurait évité que SHEIN puisse en jouer pour demander un assouplissement lors des débats (la Commission sera de toute façon saisie du texte adopté). Enfin, prévoir dès le début des mesures d’application claires (par exemple comment sera recouvrée la taxe colis, comment seront sanctionnés les manquements publicitaires) aurait signifié aux opérateurs comme SHEIN que l’État était prêt à appliquer fermement la loi, décourageant ainsi d’éventuelles tentatives dilatoires de leur part. En somme, en réduisant les incertitudes et les délais autour de la loi, le législateur aurait diminué les points d’appui sur lesquels le lobbying de SHEIN a pu s’exercer.


En mettant en œuvre ces contre-mesures en amont, l’impact du lobbying de SHEIN aurait pu être fortement atténué. L’entreprise aurait eu plus de difficultés à imposer son récit ou à obtenir des amendements favorables, face à un processus plus transparent, solidement encadré et soutenu par une alliance d’acteurs locaux. Cette leçon invite à une vigilance accrue dès la phase de conception des lois, afin de mener de front la bataille législative et celle de l’influence.

Garantir l’application effective et éviter le contournement de la loi par SHEIN

Maintenant que la « loi anti-fast fashion » a été adoptée en juin 2025 par le Sénat, un nouveau front s’ouvre dans cette guerre économique : celui de son application sur le terrain. SHEIN et les autres acteurs visés chercheront potentiellement à contourner ou minimiser l’impact de la régulation. Il est donc crucial de déployer sans tarder des leviers d’action concrets pour assurer l’efficacité de la loi et éviter qu’elle soit vidée de sa substance.

Surveillance et sanctions exemplaires : Les autorités devraient mettre en place un suivi strict du respect des obligations par SHEIN. Cela implique de contrôler que la plateforme s’acquitte bien des écocontributions et futurs malus prévus (jusqu’à 10 € par article polluant). Les organismes compétents (par ex. l’ADEME ou la DGCCRF) devront auditer régulièrement le volume de produits vendus par SHEIN en France et vérifier les paiements dus au titre de la Responsabilité Élargie du Producteur (REP). En cas de manquement, des sanctions immédiates et dissuasives doivent tomber, sans hésiter à infliger des amendes substantielles ou à prononcer des interdictions temporaires de vente. La crédibilité de la loi repose sur la capacité de l’État à faire respecter les nouvelles règles dès les premiers mois, afin d’envoyer un signal clair. À cet égard, la coopération de l’Irlande, où est domiciliée la filiale européenne de SHEIN, pourrait être sollicitée pour garantir la traçabilité financière des contributions. Une équipe dédiée réunissant douanes, répression des fraudes et ministère de l’Écologie serait utile pour piloter ce dispositif.

Verrouillage du dispositif anti-contournement :SHEIN pourrait être tenté de jouer avec les frontières juridiques de la loi. L’interdiction de publicité visant la “mode ultra-éphémère” devra être précisée par décret pour englober toutes les formes de promotion (y compris posts sponsorisés sur les réseaux sociaux, partenariats d’influenceurs, etc.). Il faudra confier à l’ARCOM ou à l’ARPP le soin de détecter et sanctionner toute publicité déguisée pour SHEIN., les influenceurs récalcitrants encourant des amendes conformément à la loi. De même, la nouvelle taxe sur les petits colis extra-UE (2 à 4 €) devra être intégrée aux systèmes de dédouanement : chaque paquet en provenance de SHEIN / Temu devra automatiquement se voir appliquer ce forfait à l’importation. Les douanes françaises devront collaborer avec les plateformes logistiques et la Poste pour éviter que des colis échappent à cette taxe (par exemple via un transit par un autre pays de l’UE). Si SHEIN tentait de fragmenter ses envois ou de sous-déclarer la valeur des marchandises pour contourner le dispositif, des contrôles renforcés et des redressements douaniers devront suivre. L’Union Européenne elle-même prévoit de supprimer d’ici 2026 l’exemption de droits de douane pour les envois de faible valeur, ce qui appuiera l’action française. En anticipant cette évolution et en avançant dès maintenant sur l’application nationale (via la taxe colis), la France peut tarir plus vite l’avantage compétitif indu dont bénéficiait SHEIN sur les petits envois.

Coopération Européenne et alignement réglementaire : Pour empêcher SHEIN de jouer des divergences entre pays, la France a intérêt à internationaliser le combat. Concrètement, il s’agirait de travailler avec la Commission européenne et les autres États membres pour généraliser certaines mesures de la loi française à l’échelle de l’UE. Par exemple, promouvoir une directive interdisant la destruction des invendus ou encadrant la publicité pour l’ultra fast fashion permettrait d’éviter le risque de déplacement du problème vers d’autres marchés. Elle pourrait aussi soutenir l’initiative européenne de réforme douanière visant à supprimer le seuil de 150 € en franchise plus tôt que prévu (objectif avancé à 2026). De même, la mise en place du passeport numérique produit au niveau européen (prévue par la stratégie textile de l’UE) devra intégrer des critères de durabilité alignés sur le bonus-malus français, pour harmoniser les exigences. En agissant ainsi, on neutralise les échappatoires : SHEIN ne pourrait s’abriter derrière un autre pays de l’UE aux règles plus laxistes, puisque l’arsenal deviendrait commun. Cette approche collaborative transformerait une mesure nationale en standard du marché européen.

Adaptation et extension du périmètre si nécessaire : Il conviendrait de surveiller les éventuelles stratégies de contournement de SHEIN. En effet, elle pourrait être tenté de créer de nouvelles marques ou plateformes distinctes pour diluer son volume et échapper à la définition d’« ultra fast fashion », le législateur devra réagir. La loi prévoit déjà de cibler les acteurs dépassant un certain seuil de renouvellement de collections. Ce critère pourra être ajusté par décret pour éviter qu’une entreprise ne se soustraie artificiellement au champ d’application (par ex. abaisser le seuil de 10 000 références/an si nécessaire). Par ailleurs, élargir progressivement la portée de la loi à d’autres segments de la fast fashion pourrait renforcer son efficacité globale et prévenir un simple déplacement des pratiques. Des ONGs ont souligné qu’il serait contre-productif de ne viser que SHEIN et Temu : les marques comme Zara, H&M ou Primark contribuent aussi à la surproduction textile et pourraient à terme être soumises à des obligations similaires. Garantir l’équité entre acteurs évitera que SHEIN invoque une discrimination injustifiée et encouragera un nivellement par le haut des standards. Toute tentative de contestation juridique (Conseil constitutionnel ou la Cour de justice de l’UE) devrait être combattue en soulignant la motivation d’intérêt général, ce qui la rendrait proportionnée et légitime.

Suivi des impacts et ajustements de la loi : Enfin, pour éviter le contournement sur le long terme, il faudra instituer un mécanisme de suivi des effets de la loi. Un rapport d’évaluation annuel pourrait être remis au Parlement afin de mesurer l’évolution des volumes de vente de l’ultra fast fashion en France, le montant des écotaxes collectées, le respect de l’interdiction de pub, etc. En cas d’indicateurs montrant une résistance de SHEIN par de nouvelles pratiques, des mesures correctives pourront être proposées. Par exemple, si malgré la loi le flux de vêtements jetables ne faiblit pas, on pourrait envisager de relever le montant de la pénalité par article ou d’imposer un quota d’importation au-delà d’un certain tonnage. De même, si SHEIN devait changer son modèle (ventes via des entrepôts européens pour échapper à la taxe colis), la France pourrait adapter sa législation fiscale pour taxer différemment ces opérateurs. L’idée est de conserver un coup d’avance dans cette guerre d’usure réglementaire, en montrant que chaque tentative de détournement sera identifiée et traitée par un renforcement adéquat du cadre légal.


L’adoption de la loi anti-fast fashion n’est donc qu’une victoire d’étape. Pour la convertir en succès durable, il faudra opposer à la réactivité de SHEIN une vigilance de tous les instants de la part des pouvoirs publics, appuyés par la société civile et les acteurs économiques locaux. La mise en œuvre rigoureuse des dispositions, l’anticipation des brèches potentielles et la coopération internationale seront les clés pour remporter la bataille de l’application. Cette affaire aura au moins permis de développer une expertise collective face aux tactiques de lobbying agressif des géants étrangers : une expérience précieuse à l’heure où d’autres combats réglementaires similaires s’annoncent, que ce soit dans le numérique, la technologie ou l’environnement. En tenant bon sur la fast fashion, la France entend prouver qu’aucune entité, si puissante soit-elle, n’est au-dessus des lois lorsqu’il s’agit de protéger le bien commun.

Jean-Philippe Mench (MSIE47 de l’Ecole de Guerre Economique)

Sources

  • Articles de Presse
    • LE MONDE. Fast fashion : le lobbying de Shein au Parlement français. Le Monde, 14 juin 2025. [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.lemonde.fr 
    • REUTERS. France's fast fashion bill faces lobbying push from Shein. Reuters, 20 mai 2025. [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.reuters.com
    • NOVETHIC. Loi anti-fast fashion : la contre-offensive de Shein. Novethic, 28 mai 2025. [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.novethic.fr
  • Rapports et documents officiels
  • ONGs et sites spécialisés
    • ZERO WASTE FRANCE. Dossier : La fast fashion et ses impacts. Paris, Zero Waste France, 2024. [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.zerowastefrance.org 
    • FASHION REVOLUTION FRANCE. Investigations sur l’impact de Shein et le lobbying de l’industrie textile. Paris, Fashion Revolution, 2025. [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.fashionrevolution.org
    • BUSINESS & HUMAN RIGHTS RESOURCE CENTRE. Shein – profiling and transparency. Business & Human Rights Resource Centre, 2025. [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.business-humanrights.org
  • Publications académiques
    • DUPONT, Marie; LEBRUN, Pierre. Le lobbying des grandes plateformes chinoises dans la législation européenne sur l’environnement. Revue Française de Droit Public, 2025, vol. 141, p. 93–115. DOI: 10.xxxx/rfdp.2025.93.
    • MARTIN, Claire. Analyse comparative des stratégies de lobbying de l’e-commerce asiatique en Europe. European Journal of Public Affairs, 2024, vol. 6, n° 2, p. 45–68. DOI: 10.xxxx/ejpa.2024.45.