La guerre de l’information menée par les industriels contre la taxe soda (Novembre 2024 à mars 2025)

Sodas

Depuis sa création en 2012, la taxe sur les boissons sucrées s’est imposée comme un instrument central de la fiscalité comportementale en France. Elle incarne l’ambition d’un État qui cherche à orienter les comportements alimentaires en réponse à l’épidémie croissante d’obésité. Renforcée en 2018, puis révisée en 2024, elle prend une nouvelle dimension avec la version 2025, qui est appliquée depuis mars. Cette version repose sur un barème progressif allant de 5 à 35 centimes par litre, proportionné à la teneur en sucre, et élargi aux boissons contenant des édulcorants artificiels.

Mais derrière cette évolution technique, se joue un affrontement beaucoup plus large : une confrontation de récits, de visions du monde, de stratégies d’influence. Car la taxe soda ne se limite plus à son rôle fiscal ou sanitaire : elle est devenue une scène de conflit entre un État régulateur et des industriels mobilisés, entre santé publique et intérêts économiques, entre vérité scientifique et narration médiatique.

La mesure est soutenue par l’Organisation mondiale de la santé, qui affirme dans son rapport de 2022 que « une hausse de 20 % du prix des boissons sucrées entraîne une baisse significative de leur consommation ». Au Mexique, 10 % de taxe sur les sodas, c’est 7,6 % de consommation en moins en deux ans. Un chiffre devenu emblématique, repris dans les rapports, les conférences, les argumentaires. Une référence-clé, que nul ne peut ignorer (The BMJ - 2016). Mais en France, les effets sont plus timides. Le rapport du Sénat de 2023 évoque un « impact très limité sur la consommation » malgré les ajustements précédents, et l’Assurance maladie ne peut établir de lien clair entre la taxe et la baisse de l’obésité. Le débat s’enlise alors entre efficacité supposée et absence de preuve directe, ce qui affaiblit la légitimité de la mesure.

Par « guerre de l’information », on entend ici l’ensemble des stratégies discursives, symboliques et médiatiques mobilisées par différents acteurs pour orienter la perception publique d’une mesure — en l’occurrence la taxe soda — dans le but d’en influencer la légitimité, l’acceptabilité ou la mise en œuvre. Ce conflit ne se joue pas sur le terrain militaire, mais dans l’arène cognitive, où chaque camp tente d’imposer son cadrage du réel.

 

L’offensive industrielle : une stratégie narrative et politique

Dès l’annonce de la hausse de la taxe en 2025, les acteurs de la filière sucrée ont réagi avec une vigueur. L’ANIA (Association Nationale des Industries Alimentaires), fer de lance de cette opposition, a lancé une campagne médiatique ciblée visant à disqualifier la mesure, qu’elle juge fondamentalement injuste et économiquement nuisible. Son président Jean-Philippe Loiseau affirme sur RTL : « La taxe soda, ce n’est pas une mesure de santé publique. C’est une taxe budgétaire, déguisée, qui va faire grimper les prix de 10 % pour le consommateur. » Ce discours est relayé sans filtre dans les points de vente. Dans les rayons des grandes surfaces, des affiches fleurissent, affirmant par exemple chez Carrefour que « cette hausse est indépendante de notre volonté », comme l’a montré une photographie publiée par le journaliste Olivier Dauvers sur X, le 6 mars 2025. En clair : l’enseigne rejette toute responsabilité, désignant l’État comme unique coupable de l’augmentation des prix.

En déplaçant la faute sur l’État, cette stratégie mise sur un levier émotionnel puissant : le pouvoir d’achat. Elle permet aux marques de préserver leur image tout en alimentant la défiance envers les institutions. Dominique Crepy, rédacteur à l’Usine Nouvelle, résume ce bras de fer par une formule évocatrice : « La taxe soda est un conflit de modèle économique. Elle rapporte à l’État, mais détruit des emplois dans les filières agroalimentaires. » Cet argument est largement repris dans la presse économique, notamment dans Les Échos ou Le Figaro Économie, où plusieurs analyses dénoncent une « fiscalité punitive » frappant davantage les producteurs que les multinationales.

À droite et à l’extrême droite, le relais politique est immédiat et structuré. Le député RN Christian Girard alerte sur X : « La taxe risque de porter un coup fatal au secteur CHRD, déjà fragilisé par les 8 557 défaillances d’entreprises en 2024. » Ce chiffre, largement diffusé dans les médias, devient un étendard de l’opposition parlementaire. D'autres figures, comme François Duprat, estiment que la régulation nutritionnelle est une « fuite en avant fiscale » qui menace des filières stratégiques.

Du côté du gouvernement lui-même, des dissensions apparaissent, rendant le message brouillé. Annie Genevard, ministre de l’Agriculture, confie à RTL lors d’un déplacement au Salon de l’Agriculture : « Cette fiscalité pénalise la filière sucrière française, un secteur stratégique pour notre souveraineté agricole. » Elle y ajoute que « les agriculteurs n’ont pas à porter seuls le fardeau des politiques sanitaires. » Son intervention marque une fracture dans la communication gouvernementale, d’autant plus visible que le ministère de la Santé défend la même taxe comme un outil de prévention nécessaire. La ministre rejoint ainsi les critiques exprimées par certains syndicats agricoles, qui dénoncent une « double peine » : concurrence européenne déloyale et surcharge fiscale.

France 3 Franche-Comté, dans un reportage diffusé en février 2025, donne la parole aux petits producteurs de limonades artisanales qui estiment être injustement visés par une taxe initialement conçue pour les grands industriels. « Ce sont nos clients qui vont payer, pas les multinationales », déclare un artisan du Jura, micro à la main. Ce type de témoignage renforce l’idée que la fiscalité nutritionnelle, bien qu’annoncée comme égalitaire, frappe en réalité les plus fragiles de la chaîne de production.

Dans les médias économiques, les réactions s’enchaînent. BFM Business, par la voix de Raphaël Legendre, évoque une mesure « pensée sans concertation, appliquée brutalement, et symbolique d’un gouvernement coupé des réalités économiques. » De son côté, l’ANIA multiplie les prises de position publiques, s’appuyant sur des études commandées à des cabinets d’audit qui prévoient « jusqu’à 1 500 suppressions d’emplois d’ici fin 2025 si la taxe est maintenue en l’état. »

Cette mobilisation se prolonge sur les réseaux sociaux avec des campagnes virales, souvent relayées par les enseignes de distribution, les députés d’opposition, des influenceurs économiques ou des syndicats professionnels. Les hashtags #StopTaxeSoda, #TaxePunitive et #PouvoirDAchat se retrouvent dans des publications où se mêlent dénonciation des marges de l’État, protection des traditions agricoles françaises et défense du consommateur.

Plus discrètement, des organisations patronales comme la CPME ou la FNSEA diffusent des argumentaires aux parlementaires, insistant sur le fait que « les IAA françaises sont les seules en Europe à subir une telle fiscalité », pointant un « risque de délocalisation fiscale » dans un contexte de marché européen non harmonisé. La ministre de l’Économie a d’ailleurs dû tempérer en annonçant « un suivi trimestriel de l’impact de la taxe sur les filières concernées », preuve que la pression est aussi institutionnelle.

Ainsi, face à une mesure présentée comme une avancée de santé publique, c’est un écosystème complet — industriel, agricole, commercial et politique — qui s’est activé pour en contester les fondements, les effets et la légitimité.

 

La riposte sanitaire et associative : légitimer la mesure

Face à cette attaque coordonnée, les ONG de santé publique, les experts académiques et certains parlementaires mobilisent un contre-discours structuré. ll s’agit, ni plus ni moins, de réancrer la taxe soda dans son intention première — la santé publique — et de démonter, pièce par pièce, la mécanique narrative de l’industrie. Dans son rapport de février 2025, Foodwatch dénonce « une guerre d’influence sans précédent orchestrée par les lobbies industriels pour affaiblir une mesure scientifiquement fondée ». Karine Jacquemart, directrice de l’ONG, précise : « Les industriels utilisent la peur économique pour protéger leurs marges, pas la santé des Français. Ils déplacent le débat sur le terrain budgétaire pour éviter toute remise en question de leur modèle. » Cette accusation vise directement la stratégie de communication des géants de l’agroalimentaire, qui instrumentalisent le pouvoir d’achat comme levier émotionnel.

France Assos Santé, de son côté, rappelle avec insistance que « l’obésité coûte 6 milliards d’euros par an à la Sécurité sociale », entre soins hospitaliers, traitements, perte de productivité et arrêts maladie. Ce chiffre, souvent peu médiatisé, permet de repositionner la question sur le plan de l’intérêt général. Dans ses communiqués successifs de février et mars 2025, l’association critique également « l’absence d’ambition structurelle de la politique nutritionnelle française », appelant à coupler la taxe soda à une réforme plus large incluant l'étiquetage, l'encadrement des publicités et l'éducation alimentaire dès le plus jeune âge.

L’UFC-Que Choisir, en parallèle, mène une campagne pédagogique à destination du grand public. Ses infographies, relayées sur les réseaux sociaux et les médias partenaires, illustrent visuellement la teneur en sucre réelle des sodas les plus consommés — jusqu’à 30 grammes par canette — en la comparant aux doses journalières recommandées. L’organisation établit un lien explicite avec les pathologies chroniques : diabète de type 2, obésité infantile, maladies cardiovasculaires. En soulignant que « les produits ciblés par la taxe sont les mêmes qui alimentent l’épidémie silencieuse des maladies métaboliques », elle tente de reterritorialiser la mesure dans un horizon de prévention.

L’École des Hautes Études en Santé Publique (EHESP) apporte un appui académique à ce front sanitaire. Dans une note publiée fin 2024, elle insiste : « Les taxes comportementales sont efficaces lorsqu’elles sont accompagnées de politiques éducatives, de régulation de la publicité et d’un accès facilité à une alimentation saine. » L’institution critique les approches isolées, les qualifiant d’« inefficaces si elles ne s’intègrent pas à une stratégie globale de santé publique ». Le chercheur Benoît Vallée, spécialiste de la santé environnementale, va plus loin : dans un article publié sur HAL-SHS, il propose « d’étendre la taxation à l’ensemble des produits ultra-transformés et de réinjecter les recettes dans les cantines scolaires, les campagnes de prévention et les circuits courts ».

Taxer pour réinvestir : une idée simple, presque intuitive. Montrer concrètement à quoi sert la taxe, c’est le seul moyen de casser l’image d’une punition fiscale. Encore faut-il le faire. Pour de vrai !  Benoît Vallée insiste également sur la nécessité de « désacraliser les lobbies de l’agroalimentaire dans les politiques publiques », en renforçant les garde-fous éthiques autour de la production d’expertise et des conflits d’intérêts.

Plusieurs députés sensibles aux enjeux sanitaires reprennent ces positions dans l’hémicycle, même si leur voix reste minoritaire face à la puissance des groupes d’intérêts économiques. Un élu de la majorité, interrogé anonymement par Le Monde en mars 2025, déclare : « On ne peut pas continuer à voter des mesures de santé publique sans outils d’évaluation. Il faut que l’argent de la taxe aille dans les collèges, les centres de santé, pas dans le déficit. »

Ce contre-discours sanitaire repose donc sur trois piliers : la donnée chiffrée (coût de l’obésité, taux de sucre, effets sur la santé), la légitimité scientifique (recommandations de l’OMS, preuves internationales), et l’exigence de justice fiscale (affectation des recettes, équité sociale). Mais il reste encore fragile face à la puissance émotionnelle des récits industriels, plus incarnés, plus facilement diffusables et plus aptes à susciter une mobilisation de masse.

 

Réseaux sociaux : un champ de bataille informationnel

Sur les réseaux sociaux, la guerre narrative atteint son apogée.  Chaque camp mobilise ses armes : tweets chocs, hashtags viraux, vidéos à l’appui, témoignages personnels ou discours d’experts. Le terrain numérique devient un champ de bataille où se redéfinissent les termes du débat, bien au-delà de la fiscalité. Deux récits s’affrontent. L’un défend la régulation comme outil de prévention collective. L’autre brandit la figure d’un État intrusif, coupé des réalités du quotidien. L’arbitrage se fait autant sur les faits que sur le ressenti.

Du côté des opposants, le ton est souvent émotionnel, ironique, voire populiste. Les témoignages personnels jouent un rôle central dans cette construction discursive. Matthieu Valet (@mvalet_officiel), ancien policier et personnalité médiatique, publie un tweet repris des milliers de fois : « Dans ma famille modeste, acheter un coca, c’était le seul petit plaisir qu’on se faisait. Maintenant on nous l’enlève au nom de la santé publique. » Ce récit simple, incarné, crée un effet de proximité immédiat avec le public. Il oppose la politique sanitaire abstraite à l’expérience vécue, quotidienne, affective.

Stéphane Globe (@g_l_o_b), un compte actif dans le débat public, ironise : « On taxe les clopes à 80 % et les gens fument toujours. Vous pensez que 10 centimes sur un soda vont faire maigrir quelqu’un ? » Cette analogie, largement reprise dans les commentaires, sape la crédibilité de la fiscalité comportementale en soulignant sa prétendue inefficacité historique. Sur un ton plus sarcastique encore, le compte @lequidampost déclare : « La taxe soda ? Un superbe coup marketing pour relancer la bière. » Ces formulations courtes, percutantes, combinent humour et scepticisme, et contribuent à détourner le débat de ses fondements sanitaires.

Les distributeurs eux-mêmes s’emparent de ce langage. Olivier Dauvers (@Dauvers70), journaliste spécialisé dans la grande distribution, partage une photo prise dans un Carrefour : « Hausse liée à la taxe soda du PLFSS 2025 – indépendante de notre volonté. » Cette communication en magasin, traduite en langage courant, permet aux enseignes de se dédouaner face aux clients, tout en renforçant l’idée d’une fiscalité punitive, imposée d’en haut, sans prise en compte du consommateur final.

Dans la même veine, d’autres comptes comme @CryptoN__B ou @Revolte_Fiscale multiplient les critiques sur la finalité de la mesure. « Encore une taxe qui n’ira jamais dans la Sécu… comme la taxe tabac, la CSG ou la TVA. », ironise Dark Sun (@TUetwiller), en écho à des critiques plus générales sur l’affectation des recettes fiscales. Les hashtags #StopTaxeSoda, #TaxePunitive ou #PouvoirDAchat s’imposent comme des vecteurs de contestation populaire, mobilisant des communautés très différentes : conso-sceptiques, libéraux, anti-fiscalistes, militants identitaires ou simples consommateurs mécontents.

Face à cette vague d’émotion et de contestation, les ONG de santé publique tentent d’imposer un contre-récit plus rationnel, fondé sur les données, l’épidémiologie et les coûts collectifs. France Assos Santé publie régulièrement des messages explicites sur X : « 6 milliards d’euros : c’est le coût de l’obésité pour la collectivité. La taxe soda, c’est un début de réponse, pas une punition. » Ce qu’il faut remettre au centre du débat, c’est la logique de prévention. Et rappeler qu’à ne rien faire, l’addition — elle — continue de grimper : 6 milliards d’euros par an.

Foodwatch, de son côté, publie une vidéo virale dans laquelle Karine Jacquemart, sa directrice, dénonce « la mainmise des industriels sur le débat public, qui empêche toute avancée réelle en matière de santé. » La vidéo cumule plus de 800 000 vues, mais reste cantonnée à une audience militante. Les hashtags #MoinsDeSucre, #SantéPublique, #TaxeSoda accompagnent ces publications, mais peinent à générer le même taux d’engagement que les tweets critiques. Là où l’ironie et l’indignation attirent des milliers de partages, les chiffres, même sourcés, peinent à créer la viralité.

L’EHESP (École des Hautes Études en Santé Publique) relaie quant à elle des infographies expliquant l’effet de la fiscalité comportementale sur la consommation, en s’appuyant sur l’exemple du Mexique : « Une taxe de 10 % sur les sodas a permis une baisse de 7,6 % de la consommation dès la première année. » Mais ces publications, bien que scientifiquement fondées, ne trouvent pas l’écho médiatique des témoignages personnels ou des critiques ironiques.

Le déséquilibre est net. Les ONG peinent à concurrencer des récits émotionnels puissants, ancrés dans la réalité quotidienne, alors que leurs propres messages s’appuient sur une rationalité distante, souvent perçue comme technocratique. La taxe n’a pas qu’un enjeu sanitaire. Elle a désormais un enjeu narratif. Et c’est sur ce terrain-là — celui du récit — que tout se joue.

Cette asymétrie narrative est d’autant plus problématique que les industriels savent en jouer. En se présentant comme les défenseurs des « petits plaisirs », des « familles modestes » ou des « traditions alimentaires », ils déplacent le débat de la santé publique vers des registres affectifs, identitaires et économiques. En face, les défenseurs de la taxe peinent à construire une narration aussi mobilisatrice. Ce déséquilibre rend compte de l’une des principales faiblesses des politiques de prévention : leur difficulté à s’incarner dans des récits simples, partagés et puissants.

Les données issues de la veille numérique confirment sans ambiguïté que la taxe soda constitue le point focal de la séquence médiatique analysée entre le 12 et le 19 février 2025. Le post le plus valorisé économiquement émane du Parisien (@le_Parisien), qui cite explicitement la « taxe soda » parmi les mesures phares du PLFSS. Cette mention déclenche un pic d'activité, visible sur les courbes de sentiment et de volume. Les comptes médias les plus influents, tels que @franceinfo ou @publicsenat, ont relayé ce sujet, amplifiant sa visibilité. Le vocabulaire utilisé dans les posts les plus partagés — « budget Sécu », « hausse des prix », « petits plaisirs menacés » — correspond précisément au registre narratif associé à la contestation de la taxe soda. Les courbes parlent d’elles-mêmes : entre reposts, commentaires et pics d’impression, le débat s’enflamme — comme souvent dès qu’il est question de fiscalité comportementale. Ce cadrage émotionnel, souvent centré sur la défense du pouvoir d’achat, renforce l’idée que la taxe soda sert ici de catalyseur symbolique

 

L’exception viticole : un tabou fiscal révélateur

Alors que les sodas sont désormais lourdement taxés, une catégorie de produits reste totalement épargnée : le vin. Cette exception, largement dénoncée par les acteurs de santé publique, révèle un double standard. Malgré des données épidémiologiques claires établissant un lien entre consommation d’alcool — y compris modérée — et cancers, maladies cardiovasculaires et troubles métaboliques, le vin échappe à toute fiscalité comportementale.

Jean-Baptiste Moreau, ancien député LREM et viticulteur, l’explique ainsi dans Le Monde : « Le vin fait partie de notre identité nationale. Nous ne pouvons pas le traiter comme n’importe quelle boisson alcoolisée. » Julien Denormandie, ancien ministre de l’Agriculture, va plus loin : « Taxer le vin serait une faute contre notre culture et nos traditions. » Même la gauche radicale, avec François Ruffin, défend une exception culturelle : « Le vin, ce n’est pas juste une boisson, c’est un produit de civilisation. »

Cette position transpartisane est également renforcée par d’autres acteurs politiques de premier plan  Marc Fesneau, ex- ministre de l’Agriculture, déclare : « La France ne doit pas céder à une prohibition insidieuse. Le vin est un élément central de notre art de vivre. » Christian Jacob, ex-président des Républicains, estime quant à lui que « les campagnes alarmistes sur l’alcool ne doivent pas masquer la place du vin dans notre gastronomie. »

Cette unanimité politique crée une dissonance majeure dans la logique de santé publique. Un député interrogé par Le Monde en novembre 2024 s’interroge : « Si la santé publique est la seule boussole, alors pourquoi exonérer un produit qui est aussi lié aux maladies chroniques ? » Cette question souligne l’arbitraire des choix fiscaux, où la tradition culturelle semble primer sur les données scientifiques.

 

L’Europe comme nouvel espace stratégique

Face aux limites du débat national, les industriels ont progressivement déplacé le champ de bataille vers l’Union européenne. Objectif : bloquer toute fiscalité spécifique jugée "pénalisante" par le droit européen du marché intérieur. Trois textes clés permettent cette offensive juridique.

La directive 2008/118/CE sur les qui encadre la fiscalité des boissons alcoolisées et crée un précédent défavorable à une taxation différenciée au sein des États membres. Le règlement (UE) n° 952/2013, qui garantit la libre circulation des marchandises, limite également les possibilités de surtaxer des produits importés, notamment les sodas produits à bas coût dans d’autres pays européens. Enfin, les recommandations de l’OMS, bien qu’elles soient extra-communautaires, servent de justification aux États, mais n’ont aucune valeur contraignante.

Face à l’enlisement du débat national, l’ANIA déplace ses pions et affine sa ligne stratégique. Elle ne demande plus l’abandon de la taxe, mais une harmonisation : « Il faut une fiscalité européenne sur les boissons sucrées. Les mesures franco-françaises nuisent à notre compétitivité », affirme-t-elle dans un communiqué adressé au Sénat en janvier 2025. Nouvelle scène de combat : le droit européen. Là où les multinationales savent jouer, manient les textes et trouvent un terrain plus favorable que celui de la santé publique.

Mais cette européanisation crée une impasse pour les défenseurs de la santé publique, qui peinent à peser sur les négociations à Bruxelles. Les ONG comme Foodwatch dénoncent une « capture réglementaire » du débat par les multinationales, et demandent la création d’une coalition d’États favorables à une taxation coordonnée des produits ultra-sucrés. À ce jour, peu de pays semblent prêts à suivre cette voie.

 

L’écran de fumée fiscal : quand la taxe masque l’inaction

Pendant que la taxe soda occupe l’espace médiatique, d’autres mesures de santé publique disparaissent des radars. Ce phénomène, appelé issue substitution, consiste à saturer le débat public avec une réforme visible mais symbolique, pour mieux dissimuler l’inaction sur les réformes structurelles.

Le gel des budgets alloués à l’éducation nutritionnelle en 2024-2025 est l’un des premiers signaux d’alerte. La réforme Egalim, qui devait imposer un repas végétarien par semaine dans les cantines scolaires, est suspendue dans plusieurs territoires sans réaction nationale. Parallèlement, les programmes de sensibilisation à l’alimentation saine dans les établissements scolaires sont désormais partiellement financés par des entreprises de l’agroalimentaire. Un exemple emblématique est le programme « Équilibre alimentaire », soutenu par des marques du secteur sucré, qui introduisent dans les écoles une vision édulcorée de la nutrition, sans remise en cause de leurs produits.

L’Institut Montaigne, dans son rapport Fracture alimentaire (2023), résume cette situation : « La taxe soda est politiquement utile mais scientifiquement incomplète. » En se focalisant sur les boissons sucrées, la politique publique évite d’aborder les autres vecteurs du sucre dans l’alimentation : biscuits industriels, céréales transformées, plats préparés. Ces produits, bien plus largement consommés, échappent pour l’instant à toute régulation.

 

Le champ de bataille s’élargit : vers une alimentation plus encadrée ?

Malgré les limites du dispositif actuel, la taxe soda pourrait marquer le début d’un cycle politique plus ambitieux. Le débat autour de cette fiscalité a permis de poser une question de fond : quel est le rôle de l’État dans l’orientation des comportements alimentaires ? Et jusqu’où peut-il aller sans empiéter sur les libertés individuelles ?

Les ONG et les chercheurs appellent désormais à élargir le périmètre d’action. Benoît Vallée (EHESP) propose une « taxation différenciée sur l’ensemble des produits ultra-transformés, couplée à une régulation de la publicité et à une politique alimentaire dans les écoles ». D’autres, comme France Assos Santé, demandent que « l’ensemble des recettes fiscales issues des taxes comportementales soient réinvesties dans des actions de prévention ciblées ».

Pour eux, l’avenir ne passe pas uniquement par la taxe soda, mais par un changement de paradigme : passer d’une logique de punition à une logique d’accompagnement, d’incitation, et de justice nutritionnelle. Cela suppose un engagement plus fort de l’État, une coordination interministérielle (santé, agriculture, économie) et un dialogue plus transparent avec les citoyens.

 

Vers un nouveau récit de souveraineté nutritionnelle

La taxe soda, en apparence simple outil fiscal à visée sanitaire, s’est progressivement transformée en théâtre d’une guerre informationnelle à part entière. Deux modèles antagonistes s’y affrontent : celui d’un État régulateur fondé sur l’intérêt général, les données scientifiques et la prévention collective ; et celui d’un système agro-industriel défensif, mobilisant tous les leviers de la communication, de l’émotion et du lobbying pour protéger ses marges, son modèle économique et son pouvoir d’influence.

Cette confrontation ne porte pas seulement sur le niveau d’imposition ou l’efficacité sanitaire. Elle s’inscrit dans une bataille cognitive profonde, visant à façonner la perception de ce qui constitue une mesure juste, légitime ou acceptable. Comme dans d’autres conflits informationnels étudiés à l’EGE — semences, souveraineté numérique, réglementation alimentaire — le cœur de l’affrontement réside dans la capacité à imposer un cadrage dominant du réel, à court-circuiter les débats techniques par des récits émotionnels, et à saturer l’espace public de récits d’intimidation ou de séduction.

L’agro-industrie a su structurer un récit performatif autour de trois piliers : l’inefficacité sanitaire de la taxe, son injustice sociale et son impact supposé sur le pouvoir d’achat. Ce triptyque, largement relayé dans les médias, les linéaires et les réseaux sociaux, fonctionne comme une doctrine d’influence défensive, rapide, réactive, virale. En face, les ONG, les chercheurs et les autorités sanitaires, bien que soutenus par des faits et des institutions, peinent encore à incarner une narration claire, engageante et systémique.

Mais au-delà de ce cas spécifique, se profile un enjeu plus vaste : celui de la résilience informationnelle des politiques publiques face à l’influence privée. Demain, ces confrontations s’amplifieront à mesure que les enjeux alimentaires deviendront géopolitiques, que les consommateurs exigeront transparence et justice nutritionnelle, et que les technologies génératives (IA, contenus synthétiques) viendront brouiller encore davantage les repères. Maîtriser le narratif n’est plus un luxe pour les politiques publiques. C’est devenu une nécessité stratégique. Sans récit clair, pas de légitimité. Et sans légitimité, pas d’efficacité durable. Il ne s’agit plus seulement de taxer, mais de bâtir des récits de transition capables de fédérer, convaincre et résister.

Sandrine Doppler (MSIE47 de l’EGE)

 

Sources et références

Rapports & institutions :

Sénat (2023). Rapport sur l’efficacité de la fiscalité comportementale appliquée aux produits sucrés.

OMS (2022). Fiscal policies for diet and prevention of noncommunicable diseases.

PLFSS 2025 – Projet de Loi de Financement de la Sécurité Sociale.

Institut Montaigne (2023). Fracture alimentaire : maux communs, remède collectif.

EHESP (2024). Note sur l’impact des taxes nutritionnelles sur les comportements alimentaires.

Commission Européenne (2025). Communiqué sur la légitimité des taxes nutritionnelles dans l’UE.

Médias & publications :

RTL (2025). Interview de Jean-Philippe Loiseau – Président de l’ANIA.

BFM Business (février 2025). L’édito de Raphaël Legendre.

Le Monde (novembre 2024). Pourquoi le vin échappe-t-il à la fiscalité comportementale ?

Le Figaro Économie (janvier 2025). Taxe soda : la colère monte chez les industriels.

Les Échos (février 2025). Fiscalité et agroalimentaire : la taxe qui ne passe pas.

Time Magazine (2016). Mexico’s sugar tax cuts soda sales by 7.6%.

Great Italian Food Trade (2024). Comment l’industrie agroalimentaire neutralise la taxe soda.

France 3 Franche-Comté (février 2025). Reportage sur les producteurs locaux de limonades.

Novethic (mars 2025). Lobby du sucre : quand la santé publique ne fait pas le poids.

https://agriculture.gouv.fr/sia2025-annonces-du-gouvernement-pour-le-renforcement-des-capacites-industrielles-pour-les

Tweets et opinions publiques (analyse issue de X/Twitter) :

@Dauvers70 (mars 2025). Photo d’une affiche en rayon Carrefour.

@mvalet_officiel (décembre 2024). Témoignage sur le lien affectif aux sodas.

@lequidampost (janvier 2025). Ironie sur la substitution vers la bière.

@g_l_o_b (février 2024). Comparaison avec les taxes sur le tabac.

@Revolte_Fiscale (janvier 2025). Critique de la destination des recettes fiscales.

@DomC_Twitt (février 2025). Réflexion sur le rapport de force industriel.

Annexes

Analyse sémantique ciblée des éléments de langage

Dans une guerre informationnelle, le choix des mots n’est jamais neutre. Les récits en présence mobilisent des éléments lexicaux porteurs d’émotions, de valeurs implicites et de cadrages cognitifs. Une analyse sémantique des messages véhiculés par les industriels et les ONG permet de mettre en lumière la construction stratégique des perceptions.

Acteurs

Extraits ou slogans

Mots-clés dominants

Effets cognitifs et émotionnels recherchés

Industriels (ex. Carrefour, ANIA)

« Hausse indépendante de notre volonté » / « Taxe injuste » / « On punit les familles modestes »

Injustice, punition, contrainte, fatalité

Générer de la sympathie, créer un sentiment d’injustice sociale, détourner la colère vers l’État

Syndicats / politiques de droite

« Coup fatal pour la filière » / « Taxe punitive » / « Étranglement fiscal »

Choc, mort, agression, fiscalité destructrice

Créer un effet de menace existentielle pour justifier un rejet émotionnel de la mesure

ONG (Foodwatch, France Assos Santé)

« Mesure scientifiquement fondée » / « Coût de l’obésité : 6 milliards € » / « Prévention nutritionnelle »

Science, chiffres, rationalité, prévention

Mobiliser sur la base du bon sens collectif et de la responsabilité publique

Visuels en magasin (ex. affiches Carrefour)

« PLFSS 2025 – Taxe soda : hausse des prix » (présentée en caractères noirs sur fond neutre)

Neutre factuel mais cadrage accusatoire indirect

Transfert de responsabilité vers l’État, neutralité apparente, culpabilisation silencieuse

Cette opposition lexicale structure deux cadres cognitifs très contrastés :
- Le cadrage émotionnel des industriels (injustice, plaisir menacé, pression fiscale) mobilise des ressorts populaires et affectifs, qui facilitent la viralité sur les réseaux.
- Le cadrage rationnel des ONG (coût collectif, santé, données chiffrées) s’adresse à la raison mais reste moins incarné, donc moins mobilisateur spontanément.

Cette asymétrie discursive révèle un enjeu stratégique central : le pouvoir des mots simples sur les récits complexes. Les faits ne suffisent pas. Pour qu’une politique tienne, il faut qu’elle parle à l’imaginaire collectif.

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