La guerre économique dans le secteur de la Recherche

 

En tant qu’atouts indispensables dans le développement de nouvelles technologies, les chercheurs sont au cœur de rivalités entre états. Le début de deuxième mandat de Donald Trump a été marqué par des coupes budgétaires et une contestation importante qui ont embrasé une bataille informationnelle internationale dans l’optique de débaucher les chercheurs américains.
 
Les chercheurs comme fondement de la puissance technologique
« Ce sont les pays qui investissent dans la recherche, l’innovation et leur main d’œuvre qui mèneront le 21ième siècle ». Cette déclaration du 4 octobre 2023 de Gina M. Raimondo, Secrétaire au Commerce états-unienne, avait lieu dans le cadre du « CHIPS and Science Act », entré en vigueur un an plus tôt. Celui-ci est présenté explicitement comme un outil de puissance et de sécurité nationale pour et par la technologie. Sur les 250 milliards de dollars d’investissements annoncés au total, 169,9 milliards ont été fléchés sur la R&D. Le 21 septembre 2023, le « Chips Act » de l’Union Européenne entrait en application, avec cette fois-ci des investissements prévus à hauteur de 100 milliards d’euros jusqu’en 2030. 
Cet exemple des puces et semi-conducteurs est représentatif de l’affrontement autour du développement de nouvelles technologies dans le spatial, le quantique, les biotechnologies, la cybersécurité ou encore l’intelligence artificielle. Ces secteurs ne représentent en réalité qu’une partie des domaines sujets à rivalités scientifiques, parmi lesquels on peut ajouter l’énergie. Ces rivalités trouvent leurs sources dans deux éléments fondamentaux et complémentaires : les financements et les ressources humaines. 
 
Un but commun qui cache des approches divergentes
Les récentes coupes budgétaires dans la recherche sous l’administration Trump ont donné lieu à une confrontation informationnelle dans l’optique de recruter les chercheurs qui souhaitent partir des Etats-Unis. Alors que les pays de l’Union Européenne adoptent un discours humaniste axé sur le respect de la liberté académique, le monde anglo-saxon insiste sur la construction d’économies fortes. 
Parmi les chercheurs américains, deux cibles sortent du lot : les chercheurs « stars » et les jeunes chercheurs. L’intérêt de recruter les premiers est de légitimer la démarche et pouvoir prendre de l’espace médiatique, là où les seconds sont possiblement visés pour leur flexibilité et la possibilité de s’installer sur le long terme. Cependant, les programmes ont majoritairement été lancés dans le mois suivant le mouvement Stand Up For Science du 7 mars et ont une vision sur quelques années tout au plus. Le Canada a cependant choisi une stratégie sur 13 ans, votée seulement en novembre. 
 
Des coupes budgétaires sous le gouvernement Trump II à un affrontement interne
Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche a été marqué par de nombreuses annonces concernant le milieu de la recherche. Les premières annonces de coupes budgétaires et de licenciements, le retrait d’accords et d’organisations internationales ou encore la révélation du bannissement de certains mots dans les publications ont échauffé la communauté scientifique aux Etats-Unis. Le Fiscal Year 2026 Discretionary Budget Request proposé par la Maison Blanche en mai 2025 projette, selon la American Association for the Advancement of Science, de très lourdes coupes dans les financements fédéraux par rapport à l’année 2025. Parmi ces coupes, on observe -55,8% pour la National Science Foundation, -43,5% pour le National Institute for Health ou encore -24% pour la NASA. Les coupes de ces trois agences représentent à elles seules 39 milliards de dollars. Les secteurs visés sont principalement l’étude environnementale, les énergies renouvelables et les sciences sociales, mais les disciplines mathématiques, physiques et astronomiques sont également sujettes à coupes de plusieurs milliards. Outre le secteur de l’IA, seuls la sécurité nationale et les programmes de recherches de ressources minières et pétrolières ont connu une augmentation nette des financements de recherche, pas même le Department of Defense.
Ces démarches de l’administration Trump ont déclenché des mouvements de protestation, avant même la publication officielle de la proposition FY 2026. Le mouvement Stand Up for Science a donc organisé des manifestations dans une trentaine de villes aux Etats-Unis le 7 mars 2025, dont Boston et Washington où des Prix Nobels sont intervenus. Ces manifestations font écho aux March for Science de 2017, lors du premier mandat de Donald Trump. La confrontation interne entre chercheurs américains et administrations Trump n’est donc pas nouvelle, ni le fait que ce mouvement ait été repris à l’international. Cependant, si les March for Science ont été suivies par des pays de tous les continents, seule la communauté scientifique française a massivement suivi le mouvement Stand Up for Science
 
Le milieu scientifique français exprime sa solidarité
Universités, Grandes Ecoles, centres de recherche et entreprises de France annoncent leur soutien au mouvement du 7 mars. Dans une trentaine de villes en France, des milliers de manifestants défilent sous la bannière Stand Up for Science. Dans l’espace public, une mélodie prend forme. Outre la défense des enjeux environnementaux et la lutte contre les baisses budgétaires, il est question de défendre la liberté et l’indépendance des scientifiques ainsi que le libre accès aux savoirs face à l’obscurantisme et aux menaces d’agendas politiques. Plus généralement, c’est aussi la protection des valeurs démocratiques qui est mise en avant, contre un glissement autoritaire que le mouvement ne souhaite pas voir importé depuis les Etats-Unis.
Toutefois, c’est bien la date du 6 mars qu’il faut regarder de très près. C’est ce jour-là que Aix-Marseille Université lance l’offensive avec son programme Safe Place for Science. L’objectif affiché par son président, Eric Berton, est de recruter 15 scientifiques américains grâce à un plan de 15 millions d’euros sur 3 ans. Cette initiative sera reprise par Centrale Supélec quelques jours plus tard, avec l’annonce d’un fonds d’amorçage de 3 millions, puis l’EDHEC Business School début avril avec 1,5 millions mis sur la table. Ces trois établissements ciblent explicitement les chercheurs américains. Le 18 mars, un collectif de scientifiques publie une tribune dans les colonnes de Le Monde qui confirme cet objectif, et appelle également des acteurs jusque-là en retrait à intervenir: les pouvoirs publics. 
 
Un embryon de machine de guerre informationnelle
À la suite d’un début artisanal, l’écosystème français va chercher à passer à l’échelle. Fort de l’expérience du programme Make Our Planet Great Again de 2017 qui avait accueilli 41 chercheurs internationaux, dont 12 américains, c’est d’abord par la création du programme Choose France for Science que l’état français entend débaucher ces chercheurs. Celui-ci lancé le 18 avril par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) est suivi le 24 avril par le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS). Là où le CNRS vise explicitement les Etats-Unis et l’Argentine, le site Choose France for Science met entre autres en avant deux raisons de choisir la France : « Parce qu’en France, la science est libre » et « Parce qu’en France, les libertés académiques sont au cœur de nos valeurs ». Ces phrases rendent le projet peu ambigu en cette période. Si les appels à candidatures concernent majoritairement les secteurs impactés par les coupes budgétaires, l’Agence Nationale de la Recherche compte aussi surfer sur cette vague d’inquiétude pour recruter dans le numérique et l’IA, malgré les investissements massifs dans ce secteur aux Etats-Unis. 
Si un simple communiqué de presse annonce les 100 millions d’euros initiaux et la plateforme de Choose France for Science, c’est le 5 mai que cette initiative prendra réellement de l’ampleur. La présidente de la Commission Européenne, Ursula Von Der Leyn, à alors annoncé le programme Choose Europe for Science à la Sorbonne avec Emmanuel Macron. L’annonce de cette enveloppe de 500 millions d’euros pour la période 2025-2027 vise à faire de l’Europe un « aimant à chercheurs ». Enfin, le programme Marie Skłodowska-Curie Actions, à destination des jeunes chercheurs, a été enrichi d’une enveloppe de 22,5 millions d’euros.
Outre les communiqués de presse et citations dans les médias des divers programmes, les politiques français font aussi usage de la symbolique pour agrandir l’espace médiatique dévoué à ce sujet. Fin septembre, 500 dossiers de candidatures étaient ouverts pour le programme Lafayette Fellowship, annoncé à New York, et portant le nom d’un des symboles de la liberté franco-américaine. Ce programme vise à sponsoriser la scolarité en France de 30 étudiants états-uniens. Autre symbole qui se veut fort, l’ancien président de la République François Hollande a déposé le 17 avril une proposition de loi transpartisane dans le but de créer le statut de « réfugié scientifique ». 
 
Un succès en demi-teinte
Les annonces de la Commission et d’une partie des 27 font pâle figure face aux dizaines de milliards de coupes annoncées outre-Atlantique. Les programmes français peuvent être vus comme un succès puisqu’ils ont reçu largement plus de candidatures que le nombre de places ouvertes. Également, l’arrivée de chercheurs comme Brian Sandberg qui a fait le tour des plateaux médiatiques de France, ou encore la candidature à l’Université Aix-Marseille de Keith Sheth ancien numéro 3 de la NASA ont légitimé la démarche. Cependant, ce dernier « hésitait encore » à rejoindre la France en juin et en parallèle a multiplié les postes d’administrateur dans des fondations américaines et un think tank singapourien. Les paroles de Adam Sobel, spécialiste de l'étude de l'atmosphère à Columbia, recueillies par Les Echos résument bien la situation actuelle : « je souhaiterais vraiment que l’Europe sauve la science, mais elle n'est pas dimensionnée pour ».
Le succès de ces programmes et annonces reste donc pour le moins modéré. Cependant, ils ouvrent un potentiel pour une stratégie d’attrition des forces américaines. Donald Trump n’a réalisé que 20% de son second mandat. Sur les trois prochaines années, le potentiel créé avec cet épisode doit être entretenu. En effet, le plan Choose Europe for Science est censé être suivi d’une « super-subvention d’une durée de sept ans » comme l’annonçait la présidente de la Commission le 5 mai. La plupart des appels à candidatures étant encore ouverts à date, ce premier acte n’est pas clos et sera à coup sûr riche en enseignements pour les européens. Une seule certitude règne à ce stade : des investissements conséquents et soutenus dans le temps sont une condition nécessaire au recrutement de chercheurs et à la monté en puissance de la recherche européenne. 
 
Une stratégie similaire en Allemagne, qui part de la communauté scientifique…
En Allemagne, la mécanique est très similaire à celle en France. Bien sûr, l’Allemagne fait partie du programme Choose Europe for Science. Mais c’est dès février 2025 que l’Institut Max Planck, qui est l’équivalent du CNRS français, commence à se positionner. En effet, les premières annonces choc de Donald Trump ont déjà eu lieu, entre licenciements et coupes budgétaires, notamment contre certaines universités. Hasard de calendrier ou prescience du mouvement grandissant, l’Institut Max Planck fondé en 1948 ouvre alors un nouveau programme réservé aux post doctorants. Contrats minimaux de 3 ans, mentorat et accompagnement carrière, tout est mobilisé pour attirer les jeunes chercheurs, particulièrement touchés par les annonces de Donald Trump
Puis, Patrick Cramer, directeur du l’Institut Max Planck, déclarait le 7 avril à l’ambassade Allemande à Washington que leur communauté souhaitait « renforcer les partenariats et participer à éviter la perte de talents, à tous stades de carrières ». L’institut lancera le 1er août le Transatlantic Program qui vise à « renforcer la coopération avec les instituts [Max Planck] et les institutions états-uniennes » d’une part, mais aussi à « éviter la perte de talents scientifiques dans une période d’intensification des incertitudes géopolitiques » d’autre part. Sont alors invités l’ensemble des scientifiques, allant de rôles de doctorants à des postes de direction sénior. L’ouverture de 4 à 6 nouveaux centres Max Planck en lien avec des universités américaines est également planifiée. 
 
… et continue par l’intervention des pouvoirs publics
Cependant, le passage à l’échelle en Allemagne a eu lieu le 10 avril avec l’annonce du plan fédéral 1000-Köpfe-plus-Programm (« programme 1000 têtes de plus »). Ce programme a été renommé « Global Minds Initiative Germany », ce qui témoigne d’une certaine importance accordée à l’aspect marketing du programme. L’objectif de recrutement de 1000 chercheurs relevé par le think tank Academic Cooperation Association n’apparait pas explicitement sur la page du programme. On y retrouve cependant les éléments de langage attendus : « liberté de la science », accueil de chercheurs « à tous stades de carrière » et financements ouverts à « toutes les thématiques » de recherche. 
Les différences entre approches françaises et allemandes sont donc minimes. L’Allemagne a la particularité d’insister sur l’aide à l’accueil et à la mobilité, et sur l’accompagnement des carrières des recrues, qui représentent des barrières majeures au recrutement. La France quant à elle donne une liste claire de thématiques de recherches prioritaires et chiffre un financement clair dédié à la démarche.
 
Une compétition internationale assumée par le monde anglo-saxon
Outre la France et l’Allemagne, c’est bien l’ensemble des pays disposants d’infrastructures de recherches qui se sont lancés dans la bataille. Par exemple, le 18 juillet, le Royaume-Uni a lancé le Global Talent Fund doté de 54 millions de livres. Le programme Choose Europe for Science implique les 27 états-membres de l’UE et cite 12 d’entre eux comme lieux d’accueils. A cela il faut ajouter les dispositifs nationaux, comme vu avec les exemples de la France et de l’Allemagne. 
Cette compétition intense a justement été relevée par Anna-Maria Arabia, Academy Chief Executive de l’Australian Academy of Science (AAS) dans des propos recueillis par la BBC le 20 avril. Elle présente la période comme une « opportunité » qui a été identifiée par d’autres acteurs qui « sont en compétition sur un marché global ». C’est ce qui justifie une « action rapide » pour « profiter de cet avantage » que représentent les « talents états-uniens […] confrontés à des temps incertains ». Si cette prise de position sert à appuyer l’annonce du Global Talent Attraction Program faite 3 jours plus tôt, ce sont surtout les éléments de langages qui contrastent avec les démarches précédentes. Ici, la vision de la recherche comme intérêt stratégique et national prend le pas sur la vision humaniste et internationale. Ainsi, dès le 17 mars l’AAS évoque la politique de Donald Trump comme une menace sur les capacités de recherches australiennes. A noter qu’aucune enveloppe fédérale n’a été annoncée pour l’instant, et que le programme fait explicitement appel à un financement philanthropique
Cette vision de la recherche focalisée sur une l’échelle nationale en tant qu’enjeux de puissance économique est partagée par le Royaume-Uni. En effet, les recrutements auront lieu dans les « secteurs critiques pour [leur] Stratégie Industrielle » afin de sécuriser « la prospérité future et la croissance économique ». 
De même, le Canada annonce le International Talent Attraction Strategy qui vise à « renforcer l’économie » canadienne. Cependant, le budget proposé le 4 novembre et adopté le 17 novembre crée une enveloppe de 1,7 milliards de dollars canadiens sur la période 2025-2038. C’est donc une stratégie de long terme ambitieuse qu’a voté le Canada. Cette stratégie est unique dans le monde occidental. Elle inclut notamment une ligne de 133,6 millions sur 3 ans ciblée sur les doctorants et post doctorants. 
 
Une confrontation vouée à s’inscrire dans le temps ?
Rappelons que seulement 20% du second mandat de Donald Trump s’est écoulé. Bien que la plupart des programmes internationaux ont été annoncé précipitamment, il est probable que le mouvement s’inscrive dans le temps comme le signalent les annonces de la Commission Européenne et du Canada. Une incertitude plane toutefois avec la fin du shutdown états-unien. En effet, un deal a permis de maintenir les financements d’une grande partie des agences jusqu’au 30 janvier 2026. D’ici cette date, nul doute que les pays tireront les conclusions de ce premier acte, et se prépareront à peut-être jouer le suivant.

 

Mattias Allio (SIE29 de l’Ecole de Guerre Economique)