Le Private Equity public à la française : Bpifrance, un levier d’innovation… mais pas de souveraineté

Depuis plus d’une décennie, Bpifrance s’impose comme un acteur incontournable du financement des entreprises françaises. Créée en 2012, elle est l’héritière d’Oséo, du Fonds Stratégique d’Investissement et de CDC Entreprises. Avec près de 50 milliards d’euros d’actifs sous gestion et plus de 8 000 entreprises financées, son rôle est désormais reconnu : accélérer l’innovation, soutenir la croissance et accompagner l’internationalisation des PME et ETI françaises. 

La BPI est considérée comme une « success story » publique : elle a accompagné l’essor de champions de la French Tech (Doctolib, Mirakl, BlaBlaCar), a soutenu le financement des biotechnologies, et s’est imposée comme un acteur central durant la pandémie de Covid-19, en évitant l’effondrement de milliers d’entreprises grâce à ses prêts garantis et ses fonds propres. 

Mais cette réussite a ses limites. Car si la BPI favorise l’innovation, elle ne garantit pas la souveraineté économique française et européenne. Elle agit comme un incubateur, préparant parfois les entreprises à être rachetées par des capitaux étrangers. Dans un contexte de rivalité stratégique mondiale, où les États-Unis et la Chine utilisent leurs géants du private equity comme des instruments de puissance, la France et l’Europe ne peuvent se contenter d’un acteur national isolé. 

Ce texte défend une thèse simple : la BPI favorise l’innovation mais n’assure pas la souveraineté ; cette souveraineté ne pourra être atteinte qu’en changeant d’échelle et en construisant une stratégie offensive à l’échelle européenne.

 

Contexte : un acteur national incontournable mais limité 

Bpifrance est née d’une volonté politique forte : donner à la France un acteur public capable de pallier les insuffisances du marché. Son modèle repose sur un capital patient, pensé pour accompagner les entreprises au-delà des cycles financiers traditionnels. Cette stratégie a permis d’éviter de nombreux dépôts de bilan et de stimuler la French Tech. 

La BPI a investi dans des secteurs stratégiques comme l’hydrogène, les semi-conducteurs, et le numérique, participant à la constitution d’un écosystème d’innovation reconnu. Comparée à ses homologues, la BPI se distingue par son dynamisme. 

L’Allemagne a la KfW et l’Italie la Cassa Depositi e Prestiti, mais aucune de ces institutions n’affiche la même présence auprès des start-ups. Cependant, cette force apparente dissimule une fragilité : la taille critique. 

Avec ses 50 milliards d’euros, la BPI reste un acteur « nain » comparé aux géants américains : Blackstone gère plus de 1 000 milliards de dollars d’actifs, KKR près de 500 milliards. En pratique, la BPI n’a ni les moyens de défendre nos champions nationaux contre des rachats hostiles, ni la capacité de structurer des consolidations industrielles à grande échelle. Le cas Photonis l’a montré : sans intervention directe de l’État, une entreprise critique aurait échappé au contrôle français.

 

Objectif stratégique : transformer l’innovation en puissance souveraine 

L’objectif stratégique de la France doit dépasser le soutien à l’innovation. Il s’agit désormais de transformer cette innovation en puissance souveraine. La France ne peut accepter que des start-ups financées par la BPI deviennent des proies faciles pour les géants étrangers. Le cas de Photonis, fleuron français de l’optronique militaire, illustre cette problématique. 

En 2020, son rachat par le fonds américain Teledyne a été stoppé in extremis. Autre exemple : dans l’intelligence artificielle, des entreprises financées par la BPI se retrouvent vulnérables à des rachats étrangers, faute de soutien massif. Des champions européens comme OVHCloud peinent à rivaliser avec Amazon Web Services ou Microsoft Azure. Même Doctolib, symbole de la French Tech, reste dépendant d’écosystèmes numériques dominés par les GAFAM. Notre objectif doit être clair : bâtir un capitalisme européen capable de rivaliser avec les mastodontes américains et chinois. Cela suppose un changement d’échelle et de stratégie : passer de l’incubation nationale à la consolidation continentale.

 

Diagnostic : l’innovation sans souveraineté

La BPI dispose de forces considérables : son agilité, sa proximité avec les territoires, sa capacité à financer tôt les projets innovants. Mais ses faiblesses sont structurelles et empêchent d’en faire un outil de souveraineté.

  • Faiblesse financière : 50 milliards d’euros, face à des concurrents gérant des centaines voire des milliers de milliards. 

  • Faiblesse stratégique : dispersion des investissements, absence de consolidation sectorielle. 

  • Faiblesse européenne : isolement français, absence de coordination réelle avec les autres acteurs publics européens. 

Les opportunités existent pourtant : 

  • Relocalisations industrielles post-Covid, 

  • Transition énergétique soutenue par le Green Deal européen, 

  • Plans massifs comme NextGenerationEU et Horizon Europe. 

Mais les menaces sont tout aussi fortes : 

  • Rachat systématique de nos pépites technologiques (IA, cybersécurité) par des fonds américains, 

  • Dépendance accrue à des infrastructures étrangères (cloud, semi-conducteurs),

  • Fragmentation des politiques européennes, chaque pays jouant en solo.

  • En résumé : la BPI prépare l’innovation, mais elle ne protège pas la souveraineté. Elle agit comme une pépinière… dont les fruits sont récoltés par d’autres.

 

Stratégie offensive : du capital patient au capital souverain

Il faut désormais passer à l’offensive. 

Première étape : changer le narratif. Le financement de nos entreprises n’est pas un simple acte économique, c’est un acte de défense nationale. Le lobbying cognitif doit imposer cette évidence : « financer nos entreprises, c’est défendre notre indépendance ». 

Deuxième étape : changer d’échelle. La création d’un Fonds souverain européen de private equity est indispensable. Doté d’au moins 200 à 300 milliards €, financé par les États membres et la Banque Européenne d’Investissement, ce fonds doit avoir la capacité d’intervenir dans les rachats stratégiques, mais aussi de lancer des offensives industrielles. Ce serait un « Blackstone européen », au service de l’intérêt général et de la souveraineté continentale. 

Troisième étape : cibler les secteurs critiques. IA, cybersécurité, cloud, énergie décarbonée, santé, biotechnologies. Ce sont ces secteurs qui déterminent notre indépendance de demain. Sans intervention massive, nous resterons dépendants des GAFAM et des BATX. 

Quatrième étape : bâtir des alliances. La France doit convaincre l’Allemagne et l’Italie de rejoindre ce projet. L’union de la BPI, de la KfW et de la CDP permettrait de constituer un noyau dur capable d’entraîner l’Europe entière.

Cinquième étape : neutraliser les adversaires. Certains fonds étrangers peuvent être partenaires dans des co-investissements, à condition qu’ils respectent un contrôle européen. Les autres, qui cherchent une domination sans partage, doivent être écartés. Le filtrage des investissements étrangers, déjà renforcé par le décret Montebourg, doit être étendu à l’échelle de l’Union.

 

Une stratégie à l’échelle européenne : mutualiser, consolider, protéger

Le véritable changement ne pourra se faire qu’à l’échelle européenne. Si chaque pays agit seul, l’Europe restera fragmentée et vulnérable. Il faut construire une véritable politique européenne du private equity souverain. Première piste : mutualiser les instruments financiers existants. La BPI en France, la KfW en Allemagne, la CDP en Italie, ou encore l’Instituto de Crédito Oficial en Espagne doivent cesser de travailler en parallèle et bâtir des synergies. 

Ensemble, ils pourraient constituer un fonds d’investissement européen de taille mondiale. Deuxième piste : créer un « Buy European Act » pour le private equity. De la même manière que les États-Unis protègent leurs marchés publics par des clauses « Buy American », l’Europe doit réserver une part de ses financements stratégiques aux capitaux européens. Il est absurde que des subventions du plan Horizon Europe financent des entreprises qui passent ensuite sous pavillon américain ou chinois. Troisième piste : protéger nos infrastructures critiques. 

Un mécanisme européen de filtrage des investissements étrangers doit être instauré, sur le modèle du CFIUS américain. Chaque tentative de rachat d’un acteur stratégique européen doit être scrutée et, le cas échéant, bloquée. 

Enfin, quatrième piste : passer de la défensive à l’offensive. L’Europe doit être capable non seulement de se défendre, mais aussi de conquérir des parts de marché mondiales dans l’IA, la cybersécurité, l’énergie propre. Un fonds souverain européen permettrait d’acheter des entreprises hors d’Europe et d’imposer une présence stratégique sur des chaînes de valeur globale. En somme, seule une action coordonnée à l’échelle européenne permettra de transformer l’innovation en puissance. La souveraineté ne peut être nationale, elle doit être continentale.

 

Conclusion et recommandations : l’audace européenne

La Bpifrance est une réussite nationale, mais elle ne constitue pas une garantie de souveraineté. L’innovation française, aussi brillante soit-elle, ne sert pas nos intérêts si elle finit rachetée par des fonds étrangers. La souveraineté, aujourd’hui, se décide autant à Bruxelles qu’à Paris.

Nos recommandations ne doivent pas se limiter à la prudence, mais incarner une rupture stratégique, digne d’une véritable guerre économique.

. Créer un Airbus du Private Equity

Fusionner Bpifrance, KfW (Allemagne), CDP (Italie) et ICO (Espagne) dans un véhicule commun : European Equity Power (EEP).

Capital initial : 300 milliards €, abondé par la BEI, les États membres et des investisseurs institutionnels européens.

Mission : rachat défensif des actifs stratégiques européens (Photonis, ARM, ASML, etc.) et consolidation offensive de filières continentales (hydrogène, batteries, cloud).

. Mettre en place une taxe de souveraineté sur les acquisitions étrangères

Tout rachat d’une entreprise européenne par un fonds non-européen déclenche un prélèvement de 5 à 10 % de la transaction, automatiquement injecté dans l’EEP.

Exemple : si Blackstone rachète une biotech française pour 1 Md€, 100 M€ sont captés pour financer nos propres champions.

. Adopter un Buy European Tech First Act

Obligation légale pour les administrations, les hôpitaux et les infrastructures publiques d’utiliser en priorité des solutions européennes (cloud souverain, logiciels, matériels critiques).

Cas concret : les hôpitaux publics français devraient être contrats avec Doctolib + OVHCloud, plutôt qu’avec Microsoft Azure.

. Créer un CFIUS européen (sur le modèle américain)

Tout investissement étranger dans un secteur sensible doit être validé par une Autorité européenne de souveraineté économique.

Exemple : le rachat d’ARM par NVIDIA avait suscité une opposition européenne dispersée → avec ce mécanisme, l’UE aurait eu un pouvoir clair de blocage.

. Imposer une clause de réversibilité stratégique

Toute entreprise ayant bénéficié de financements publics (nationaux ou européens) ne peut pas être revendue à un acteur extra-européen avant 10 ans.

Exemple : si la BPI finance une start-up en IA, elle ne peut pas être cédée immédiatement à Google ou Tencent.

. Créer une task force européenne d’investissements offensifs

Mandat clair : acheter des entreprises hors d’Europe dans des secteurs stratégiques pour réduire nos dépendances.

Exemple : prise de participation européenne dans des mines de lithium en Amérique latine ou des semi-conducteurs en Asie.

. Inscrire la souveraineté dans les traités européens

Ajouter à l’article fondateur de l’UE une clause explicite : “La souveraineté économique et technologique est un objectif fondamental de l’Union”. 

Cela donnerait une base légale pour légitimer des mesures protectionnistes et stratégiques face à l’OMC et aux partenaires extra-européens.

L’innovation seule ne suffit pas : elle doit être transformée en pouvoir souverain. Sans ces mesures précises, l’Europe restera une cible ouverte. Avec elles, elle peut devenir un acteur de puissance globale.

Thibert Bullier (MSIE47 de l’EGE)

 

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