L’offensive des sous-traitants asiatiques contre les marques occidentales de cosmétiques

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Face aux droits de douanes américains, les sous-traitants asiatiques se positionnent en concurrence directs avec leurs clients, exploitant leur dépendance structurelle. Cette offensive, amplifiée par la plateforme TikTok, utilise la guerre de l'information par le contenu pour saper la légitimité des marques occidentales, illustrant un changement de rapport de force au profit des acteurs chinois qui maîtrisent à la fois la production et la distribution des produits de beauté.
 
Une dynamique économique 
En 2024, le secteur des cosmétiques est le 2ème contributeur à la balance commerciale française, derrière le secteur aéronautique et spatial. Le marché est globalement saturé et se compose de géants de l’industrie et d’une multitude de petits acteurs, plus communément appelé « Indie brands ». 
À l’échelle mondiale, les principaux pays engagés dans la fabrication de cosmétiques affichent chacun des atouts spécifiques ainsi que des défis à relever. La France, l’Allemagne et l’Italie excellent dans la qualité et le positionnement haut de gamme, mais font face à des coûts de production élevée et peinent à rivaliser en termes de volume et de visibilité globale. 
Les États-Unis disposent d'une industrie puissante et diversifiée, bénéficiant d'un grand marché intérieur et d'une forte capacité d'innovation, mais souffrent parfois d’un manque de cohérence face à la montée des normes écologiques. La Corée du Sud est reconnue pour expertise en formulation et adaptation rapide aux tendances. 
Le Japon allie tradition et technologie de pointe, offrant des produits très qualitatifs, même si sa croissance est plus lente que celle d'autres acteurs. Enfin, la Chine demeure un acteur incontournable grâce à sa capacité de production massive à bas coûts, notamment grâce à un accès privilégié aux matières premières, mais elle est parfois confrontée à des problèmes de respect des normes et de contrôle qualité.
 
Dynamique sociétale : le regard du consommateur 
Difficile de comprendre cette guerre entre sous-traitants et grandes marques sans prendre en compte le point de vue du consommateur final. 
TikTok : la force des tendances 
TikTok transforme la manière dont les consommateurs découvrent les produits de beauté. La viralité des tendances, comme la K-beauty, a permis à certains produits de s’exporter en quelques mois, bouleversant la logique de distribution classique.
La plateforme a notamment permis à L’Occitane de réaliser une croissance de +25,2% en ligne en 2024 grâce à son lancement sur Douyin (la version chinoise de TikTok). Certaines marques vont même jusqu’à connaître des ruptures de stocks lorsque leurs produits font le buzz.
Le cas des « TikTok refugees» montre à quel point le réseau est influent : face à la menace d’une interdiction aux États-Unis, des centaines de milliers d’utilisateurs américains ont migré vers des plateformes chinoises alternatives, telles que Xiaohongshu, malgré la barrière linguistique et les différences culturelles.
La plateforme ne se limite pas à la simple diffusion de tendances. TikTok Shop permet désormais de convertir instantanément cette viralité en ventes, créant un modèle de commerce immédiat, soumettant les stratégies classiques à une remise en question permanente.
Les dupes : une question de prix 
Le phénomène des « dupes » remet en question la légitimité des marques de luxe. Face à une hausse des prix, les consommateurs se manifestent et veulent payer le « juste prix ».
Un « dupe » s’inspire d’un produit sans reprendre ses éléments protégés, tandis qu’une contrefaçon copie ces éléments pour tromper le consommateur. Certaines marques utilisent cette tendance comme argument marketing, comme E.L.F. Cosmetics. D’abord pensée comme une alternative abordable au luxe, elle revendique aujourd’hui son rôle dans la transformation du marché de masse avec son slogan « Dupe That ! ». En mars 2025, une étude C-Ways réalisée pour la FEBEA révèle que près d’un tiers (31%) des consommateurs français ont acheté un « dupe » de produit cosmétique au cours des 12 derniers mois, souvent sans avoir conscience des risques associés pour leur santé. 
 
Le rapport de force : du maillon faible au maître du jeu
La stratégie chinoise, typique de la « guerre économique systémique », évite la force militaire visible pour privilégier la domination par la création de dépendances matérielles et immatérielles. Historiquement, le rattrapage des économies occidentales par la Chine s'est fait par une « pratique du raccourci » assimilant le plus haut niveau de la connaissance technique occidentale. Dans le domaine des cosmétiques, cela se traduit par la maîtrise de l'expertise et du savoir-faire.
Les tarifs douaniers : révélateur d’une supply-chain complexe 
La guerre commerciale entre Washington et Pékin, marque un tournant dans le commerce mondial. Les bien de consommation, l’automobile et l’industrie manufacturière font parties des secteurs les plus impactés par les tarifs douaniers. Le secteur de la beauté repose sur une supply-chain particulièrement complexe, à l’origine de dépendances structurelles. Dans son dernier rapport financier le groupe Estée Lauder reconnaît que certains de ses produits dépendent d'une source unique ou d'un nombre limité de fournisseurs. De son côté, Shiseido envisage de renforcer les efforts d’approvisionnement locaux et de se constituer un stock préventif. Sur le long terme, les grands groupes sont amenés à revoir leurs stratégies de production. En avril 2025, le groupe coréen Amore-Pacific annonce son intention d’investir dans des infrastructures aux États-Unis. Sans surprise, les coûts liés à la logistique expliquent en grande partie la baisse des marges brutes. C’est le cas pour L'Oréal  avec l’exportation des produits de sa Division Luxe vers les US. Chez L’Occitane comme pour beaucoup d’autres industriels, l'augmentation des prix a permis de compenser en partie la baisse de sa marge brute. 
Transformation des business model : remonté de la chaine de valeur 
Les sous-traitants ne sont plus de simples exécutants, ils possèdent désormais les connaissances techniques nécessaires pour remonter la chaine de valeur de l’industrie. 
Des groupes comme CHANDO et Bloomage Biotech illustrent la stratégie chinoises dans la remontée de la chaîne de valeur, passant d’un rôle de fabricants ou fournisseurs de matières premières à celui d’acteurs intégrés maîtrisant la production, la création de marques et la distribution. CHANDO s’appuie sur un écosystème digital avancé pour contourner les intermédiaires, renforcer son contrôle qualité, stimuler l’innovation et établir un lien direct avec les consommateurs. De son côté, Bloomage Biotech a évolué d’un modèle BtoB vers le développement et la diffusion de ses propres marques ; telles que Biohyalux et Quadha. 
Ces trajectoires convergentes reflètent une tendance plus large en Chine : les entreprises investissent massivement en R&D, s’intègrent plus profondément dans les chaînes de valeur régionales et mondiales, et misent sur la digitalisation pour structurer une croissance durable et différenciée, tout en renforçant leur compétitivité sur les marchés nationaux et internationaux.
 
La guerre informationelle par le contenu : TikTok comme arme  
L'analyse de la stratégie des acteurs révèle une asymétrie entre l'attaque directe (basée sur le contenu) et la réponse indirecte (basée sur l'influence et l'innovation).
L’attaque ciblée des sous-traitants
Face à l’augmentation des droits de douanes, les sous-traitants et industriels chinois ont orchestré une stratégie de guerre de l’information par le contenu, visant à affaiblir la réputation des marques occidentales. Cette exposition publique instaure un encerclement cognitif qui pousse les consommateurs à remettre en question la véritable valeur ajoutée des produits issus de marques occidentales qui se fournissent en Chine.
En mars 2024, une vague de vidéos virales a submergé TikTok, mettant en scène des micro-influenceurs chinois parcourant les coulisses industrielles du pays. Ces influenceurs, véritables porte-voix du « made in China », arpentent les usines et dévoilent au grand jour les chaînes d’approvisionnement de grandes marques mondiales. 
À travers leur regard, ils lèvent le voile sur un écosystème industriel opaque, offrant une nouvelle forme de transparence. Cette guerre informationnelle a profondément marqué le paysage médiatique du secteur de la maroquinerie de luxe, provoquant un retentissement sans précédent dans la presse internationale
Le secteur des cosmétiques a également été impacté, mais avec une plus faible ouverture médiatique. 
Beaucoup de ces vidéos ont été aujourd’hui retirées de la plateforme, et deviennent introuvables. 
Cette attaque informationnelle joue délibérément sur l’ambiguïté entre la liberté d’expression et la violation potentielle des clauses de confidentialité. La question juridique reste ouverte : il est difficile de trancher entre la légitimité d’un discours critique et la protection des secrets industriels ou commerciaux.
Une migration vers de nouvelles plateformes de e-commerce 
Cette offensive informationnelle a contribué à l’essor de nouvelles plateformes chinoises d’e-commerce. En observant attentivement les commentaires sous ces vidéos, on note une forte demande des consommateurs pour l’achat direct de ces produits en ligne. On y trouve également des commentaires qui invitent les consommateurs à contacter directement les fournisseurs via Wechat. 

Une image contenant texte, capture d’écran, Police, algèbre

Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.

Parallèlement, de nombreux créateurs de contenu ont commencé à partager des liens vers des alternatives chinoises populaires telles que DHgate ( “The Yellow App”) ou encore Taobao. En avril 2025, la plateforme DHgate s'est hissée à la deuxième place des applications les plus téléchargées sur l'Apple Store aux États-Unis, juste derrière ChatGPT.
Ces plateformes permettent aux industriels asiatiques d’accéder directement aux consommateurs finaux, leur offrant ainsi la possibilité de contourner les intermédiaires traditionnels et de commercialiser leurs produits sans passer par les circuits classiques de distribution.
 
La réponse des marques 
Les grandes marques réagissent principalement sur deux axes :
Contre-Information Sociale : La réponse publique est indirecte. Les marques évitent de répondre frontalement aux accusations des sous-traitants. Elles préfèrent utiliser des influenceurs pour contre-dire les récits d'exposition. C’est une forme de contre-information visant à restaurer la légitimité et la crédibilité. 
Communication sur les investissements en R&D : L'Oréal investit pour renforcer sa souveraineté par la connaissance. Le Groupe ouvre son plus grand centre de Recherche & Innovation hors de France aux États-Unis et acquiert des marques technologiques comme Dr.G (Corée) et Color Wow (Royaume-Uni), cherchant à intégrer des savoir-faire ou à sécuriser des innovations clés. 
 
Les vainqueurs temporaires : contenu et canaux
Les sous-traitants et les plateformes chinoises ont remporté une victoire tactique en transformant le marché. Malgré la suppression de certaines vidéos, la prolifération des plateformes B2C (Taobao, Dhgate) démontre que l’offensive informationnelle a réussi à orienter les choix des consommateurs vers de nouveaux canaux. La victoire se mesure non pas par la destruction de l'adversaire, mais par la capture d'une part de la disponibilité mentale du consommateur, et par l'établissement d'une nouvelle norme de consommation. 
La réussite de cette attaque réputationnelle peut être expliquée par le fait qu’elle résonne avec des sujets déjà présents dans le débat public, comme le phénomène des dupes et qu’elle s’appuie sur une plateforme comme TikTok qui a su s’imposer comme un véritable outil d’influence dans la sphère de l’opinion public. 
 
L'enjeu du temps long et de la doctrine
La déstabilisation du modèle occidental est un phénomène inscrit dans la durée. 
La mise en perspective des différents éléments (attaque informationnelle, transformation des business model des fournisseurs, montée en puissance de nouvelle plateforme de e-commerce) permet de mettre en lumière la stratégie long terme de l’Etat communiste chinois, capable de dominer par la technologie et la dépendance.
Le défaut d’un État stratège en France, qui ignore l'influence normative et lprésente de fortes carences en temes d'analyse géoéconomique, laisse les entreprises comme L'Oréal ou Estée Lauder seules face à des stratégies étatiques chinoise ou systémiques.
 
                                                                                                                           Zoé Winters (SIE 29 de l’Ecole de Guerre Economique)