Un angle mort stratégique de plus pour la France : l’île française Passion - Clipperton oubliée de l’Indo-Pacifique
La Passion – Clipperton (ou Clipperton) est un atoll français du Pacifique Nord laissé à l’abandon depuis toujours. Bien que reconnu comme territoire français depuis l'arbitrage international de 1931[i], la France ne maintient aucune présence permanente sur l'île.
Ce territoire français de 1.7km2 de terres émergées[ii], confère pourtant à la France une zone économique exclusive d’environ 436 000 km², soit une superficie supérieure à celle des trois façades maritimes métropolitaines[iii]. Cette ZEE recèle des ressources halieutiques considérables et des gisements de nodules polymétalliques contenant des terres rares. Sa position géographique dans le Pacifique Nord en fait également un point d'observation privilégié pour le suivi spatial et scientifique mais surtout un atout géopolitique majeur pour la France dans une zone où les rivalités s’accentuent et où les États-Unis, la Chine, le Japon et d’autres puissances régionales exercent leur influence.
Or, paradoxalement, cette zone est demeurée largement abandonnée par la puissance française, créant des opportunités que d'autres acteurs – le Mexique, les États-Unis, la Chine et des réseaux criminels – exploitent ou convoitent.
Le Mexique : de la revendication historique à l’exploitation économique
La revendication mexicaine de Clipperton remonte bien avant l'arbitrage de la Cour internationale et du roi Victor-Emmanuel III d'Italie en 1931. À la fin du XIXe siècle, le Mexique initia l'exploitation du guano (le phosphate de calcium provenant des déjections d'oiseaux marins), une ressource précieuse utilisée comme engrais[iv]. Le gouvernement mexicain établit alors une base et un phare, investissant ainsi des ressources matérielles sur l’île. Mais ces efforts de consolidation de présence ne suffirent pas juridiquement.
L'arbitrage de 1931 rejeta les réclamations mexicaines pour deux raisons principales : d'une part, l'absence de preuves documentées concernant une découverte espagnole (dont le Mexique aurait hérité après son indépendance) ; d'autre part, l'absence de manifestation continue de souveraineté pendant le XIXe siècle. Le roi d'Italie établit alors un principe juridique fondamental : dans le cas d'une terra nullius, le premier État à manifester clairement son intention souveraine et à prendre possession devrait se voir reconnaître ses droits, pourvu que la prise de possession soit régulière selon le droit international de l'époque. La France avait rempli cette condition en 1858[v].
En 1959, le Parlement mexicain a admis que l’île ne faisait plus partie des possessions territoriales[vi]. Mais des mouvements au sein du peuple mexicain regrette toujours cet abandon, contestant l’impartialité de l’arbitrage rendu en 1931 et en s’appuyant sur le fait que les Mexicains seraient majoritairement favorables à la restitution de l’île au Mexique[vii].
Certaines personnalités en ont fait un combat : l’ancien ministre de l’Éducation Miguel González Avelar a publié un ouvrage en 1992[viii] et a signé, en 2001, une lettre suivie d’une pétition adressée au président mexicain Vicente Fox lui demandant d’intervenir auprès de la France pour récupérer Clipperton[ix]. En 2004, l’homme d’affaires Manuel Arango a également produit un film sur Clipperton clairement favorable à une possession mexicaine de l’île et a financé une mission scientifique sur place[x].
Récemment le Mexique a adopté une stratégie différente : l'acceptation formelle de la souveraineté française moyennant une négociation pour obtenir accès aux ressources. En 2007, les deux nations signèrent un accord autorisant les navires mexicains à exploiter les stocks de thon de la ZEE de Clipperton, sans quotas définis, sans frais de licence et sur une période renouvelable de dix ans. Cet accord représente un succès diplomatique majeur pour le Mexique : bien que renonçant à toute revendication de souveraineté, il obtint l'exploitation quasi-gratuite des ressources halieutiques les plus précieuses de la zone[xi].
Les données de la Commission interaméricaine du thon des tropiques (IATTC) attestent qu’environ 5 667 tonnes par an furent officiellement déclarées (2007-2014), dont la majorité par les thoniers mexicains. À une valeur marchande de 500 à 2 000 dollars la tonne, ce volume représente entre 2,8 millions et 11,3 millions de dollars annuels d'extraction de richesse, dont le bénéfice échappe en grande partie au contrôle français.
L'accord de 2007 contenait une disposition supplémentaire révélatrice : la France accepta que des navires mexicains pêchent dans les eaux territoriales de Clipperton (les 12 premiers milles nautiques), une concession juridiquement significative selon le droit de la mer. En échange, le Mexique reconnut implicitement la compétence française dans cet espace.
Cet accord a été quasi-intégralement reconduit en 2017 pour de nouveau une durée de 10 ans[xii].
Et si les États-Unis se tournait vers Clipperton ?
Au cours du XIXe siècle, le Guano Islands Act de 1856 permit aux États-Unis de revendiquer des îles du Pacifique riches en dépôts de guano, une loi extraterritoriale au service d’une volonté d’expansion maritime[xiii]. Alors qu’une entreprise de phosphate basée à San Francisco exploitait bien le guano sur l’attol depuis le milieu des années 1800, Clipperton n’a jamais été annexé par les États-Unis au titre de cette loi et la propriété de la France n’a jamais été remise en question.
Les États-Unis ont occupé l’île durant la Seconde Guerre mondiale en 1944, rebaptisé pour l’occasion « île X » du Pacifique[xiv]. Sans consultation préalable de la France, l'US Navy a alors établit une base d’observation, entrepris le perçage d'une passe dans le récif corallien pour permettre la communication entre le lagon et l'océan, et le nivellement d'une piste d'atterrissage[xv]. Le ministre français des Affaires étrangères de l’époque, Georges Bidault, dut intervenir officiellement pour que Washington reconnaisse cette occupation et accepte la présence d'un observateur français. Les États-Unis ne remirent le territoire à la France qu’en 1945, après la fin du conflit dans le Pacifique[xvi].
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis n'ont formulé aucune revendication officielle sur Clipperton. Mais l’importance de cette zone de plus en plus stratégique relancent des questionnements légitimes sur un probable intérêt de leur part. Le plan américain 2.0 en Indo-Pacifique, définie sous la deuxième administration Trump, privilégie le renforcement de la présence militaire, le déploiement d'actifs de combat à longue portée et l'établissement de garnisons avancées sur des îles stratégiques[xvii].
Un dirigeant tel que Donald Trump, disposé à affirmer sa volonté de revendiquer des territoires qu’il estime indispensable pour la sécurité et le futur des États-Unis ou par manipulation historique – comme ses revendications sur le Canada, le Groenland ou le Panama - pourrait, en théorie, mobiliser le souvenir d’une occupation militaire, d’une exploitation économique passée, ou même au titre de la lutte contre le narcotrafic, pour justifier une intervention ou une revendication. L'imprévisibilité diplomatique actuelle et la priorité affichée à une "application stricte de la souveraineté" américaine rendent ce scénario moins improbable que par le passé.
Par ailleurs, Donald Trump a signé un décret présidentiel en avril 2025 autorisant et accélérant l’exploitation minière des fonds marins, non seulement dans les eaux territoriales américaines mais aussi dans la Zone, qualifiée par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) - dont les États-Unis ne font pas partie - de patrimoine commun de l’humanité[xviii].
La zone de fracture de Clarion-Clipperton (ZCC) constitue l'une des zones les plus riches en nodules polymétalliques du monde. Cela renforce un intérêt et une raison pour les États-Unis de s’intéresser à l’île française de Clipperton, au titre d’une exploitation économique comme ils l’ont fait au 19ème siècle avec le Guano Act.
Un accès stratégique à la zone de Clarion-Clipperton pour la Chine
L'intérêt chinois pour Clipperton pourrait s’inscrire dans une stratégie plus vaste de contrôle des ressources.
Depuis les années 1980, Pékin a investi dans la recherche océanographique et cartographique des fonds marins. Entre 2011 et 2024, la Chine a obtenu cinq licences d'exploration minière en eaux profondes auprès de l'AIFM – sur 22 licences au total, portées par plusieurs entreprises, China Minmetals, China Ocean Mineral Resources, Beijing Pioneer hi-Tech Development Corporation, toutes situées dans la zone du Pacifique comprenant la zone de Clarion-Clipperton[xix].
La Chine a une longueur d’avance en termes d’approvisionnement en minerais et métaux et ne souhaite pas une exploitation des fonds marins à grande échelle qui pourrait faire baisser le cours. Le pays mise jusqu’à présent sur le droit international et le multilatéralisme en soutenant l’élaboration d’un code minier mondial pour l’exploitation des fonds marins. Cependant, le décret Trump d’avril 2025, pourrait accélérer les choses. Premier pays a protesté publiquement contre ce décret, la Chine pourrait autoriser les entreprises chinoises à prendre part à ces activités en concurrence aux américains et dans une ruée vers l’exploitation des fonds marins.
La Zone de Clarion-Clipperton serait alors le théâtre d’un affrontement commercial entre Pékin et Washington, et la souveraineté française dans cette zone reléguée au second plan.
Les acteurs illégaux : pêche INN et narcotrafic
Avant les accords de pêche entre la France et le Mexique de 2007, les estimations évaluaient les captures totales entre 25 000 et 50 000 tonnes annuelles dans la ZEE de Clipperton[xx]. Depuis 2007, les chiffres déclarés à la Commission interaméricaine du thon tropical (IATTC) ne dépassent pas 6000 tonnes en moyenne. L’absence de contrôle et de surveillance permet aux pêcheurs de sous-déclarer ou de ne simplement pas déclarer leurs captures. S'ajoutent à cela les opérations de pêche sportive émanant de la Californie et du Mexique qui demeurent largement hors du contrôle français et ne sont pas centralisées auprès des autorités nationales.
En l'absence de gouvernance effective et de surveillance régulière, l'accord de 2007 ne s'est pas traduit par une régulation véritable mais plutôt par une légalisation partielle d'une portion faible de l'exploitation totale, tandis que la pêche INN persiste à grande échelle, simplement devenue statistiquement « invisible ».
Au-delà de la pêche illégale, entre 2004 et 2015, plusieurs expéditions ont documenté la présence de pans étanches de cocaïne et d'héroïne échouées sur les plages de l'atoll, transportées par les courants marins. En 2008, des traces d'atterrissage d'avions ont été photographiées sur l'ancienne piste militaire construite par les États-Unis, suggérant une utilisation de l'île par les narco-trafiquants pour récupérer leurs marchandises ou comme point de relais[xxi].
Encore une fois, l’absence de surveillance continue de la zone et la difficulté à la mettre en place sans une présence sur l’île, ne permet pas de mesurer et de traiter convenablement la menace.
Un abandon français créant un espace de facto accessible aux autres pays
À ce stade, le Mexique s'est imposé comme le principal bénéficiaire économique immédiat après l’échec d’une revendication territoriale. L’accord de pêche passé avec la France en 2007 et reconduit tous les 10 ans, lui permet de profiter légalement et largement des ressources halieutiques de la zone.
Les États-Unis et la Chine pourraient s’intéresser particulièrement à la question de la souveraineté de l’île, au service d’un positionnement stratégique sur des sujets de ressources et de géopolitiques dans la région. À noter que l’Indo-Pacifique pourrait être également être le théâtre d’affrontements entre les deux premières puissances mondiales, sur le plan commercial mais également militaire.
Pour la France, l'urgence consiste à transformer la Passion-Clipperton d'une zone d'absence en un symbole de présence.
D’autant que la situation est urgente puisque la légitimité de la ZEE de Clipperton peut juridiquement être contestée. L'article 121, paragraphe 3 de la CNUDM stipule que « les rochers qui ne se prêtent pas à l'habitation humaine ou à une vie économique propre n'ont pas de zone économique exclusive ni de plateau continental ». Une cour internationale, s'inspirant de la sentence rendue en 2016 dans l'affaire de la mer de Chine méridionale, pourrait argumenter que Clipperton, en tant qu'île corallienne inhabitable et dépourvue de toute activité économique permanente, devrait être reclassifiée comme un simple « rocher »[xxii].
Le Mexique a explicitement utilisé cette menace juridique : en 2005, après qu'un navire de guerre français eut arraisonné un chalutier mexicain pêchant illégalement, Mexico menaça de contester le statut de Clipperton en la qualifiant de rocher privé de ZEE[xxiii]. Bien que cette menace ne fût pas suivie d'action formelle devant une cour, elle révèle la fragilité sous-jacente de la position française et l'asymétrie entre la superficie nominale de la ZEE (435 612 km²) et la capacité réelle de la France à en justifier la possession selon les nouveaux standards internationaux du droit de la mer.
L’île de la Passion-Clipperton symbolise donc une incohérence stratégique de la France : un atoll qui pourrait servir de base pour la surveillance océanographique, la recherche scientifique sur les écosystèmes marins profonds, et l'observation de la zone de Clarion-Clipperton, demeure au contraire un territoire abandonné et extrêmement pollué, accessible à tous les acteurs capable d'y projeter une présence, légale ou criminelle.
La France pourrait réaffirmer sa souveraineté en établissant : une station scientifique permanente à coopération internationale, un renforcement du contrôle des activités de pêche INN et continuer à afficher une détermination diplomatique à obtenir un moratoire sur l’exploitation minière des fonds marins.
À défaut, La Passion - Clipperton demeurera ce qu'elle est depuis des décennies : une île française oubliée où le vide crée de l'espace pour les grands compétiteurs stratégiques.
Emilien Biseau (SIE 29 de l’Ecole de Guerre Economique)
Notes
[i] https://legal.un.org/riaa/cases/vol_ii/1105-1111.pdf
[ii] https://www.defense.gouv.fr/sites/default/files/cesm/BM_276_Clipperton.pdf
[iii] https://www.assemblee-nationale.fr/14/rapports/r4219.asp
[iv] Anthony Tchékémian, Clipperton : les restes de la Passion : Regards sur le seul atoll corallien français dans l'océan Pacifique nord-oriental, Presses universitaires des Antilles, coll. « Espace, territoires et sociétés », 2021, 194 p. (ISBN 979-10-95177-18-0)
[v] https://legal.un.org/riaa/cases/vol_ii/1105-1111.pdf
[vi] https://www.icp.fr/a-propos-de-licp/actualites/lile-de-la-passion-clipperton-aux-confins-geopolitiques-de-lindo-pacifique-francais
[vii] Christian Jost, Clipperton, Île de La Passion, Éditions CDP NC Nouméa/SCEREN, Paris, 2004.
[viii] Miguel Gonzales Avelar, Clipperton, isla mexicana, Mexico, Fondo de cultura economica, 8 cartes, 1992.
[ix] Roberto Ramirez Bravo, Isla Mexicana, El Espejo de Urania n° 4, Acapulco, 2001, pp. 6-13.
[x] Robert Amram, Clipperton, Isla de la Pasión, Édition Alti Corporation y Concord SA de CV, Mexico, 2004.
[xi] https://questions.assemblee-nationale.fr/q15/15-9593QE.htm
[xii] https://www.lemonde.fr/international/article/2017/03/30/clipperton-petit-bout-de-france-delaisse-dans-l-ocean-pacifique_5103163_3210.html
[xiii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Guano_Islands_Act#:~:text=Le%20Guano%20Islands%20Act%20est,contenant%20des%20gisements%20de%20guano.
[xiv] Cressman, Robert J. (14 February 2017). "Atlanta III (CL-51)". Naval History and Heritage Command.
[xv] https://www.philippe-folliot.fr/wp-content/uploads/2016/06/20160609-Rapport-final-Philippe-Folliot-sign%C3%A9.pdf
[xvi] januel, « Un député en mission pour Clipperton [archive] », sur Les cuisines de l'Assemblée, 2 septembre 2015.
[xvii] https://www.ifri.org/sites/default/files/2025-01/ifri_indo-pacifique_face_a_trump_ii_2024.pdf
[xviii] https://www.leclubdesjuristes.com/international/donald-trump-signe-un-decret-relatif-a-lexploitation-des-grands-fonds-marins-une-remise-en-cause-du-multilateralisme-en-droit-international-de-la-mer-10469/
[xix] https://amti.csis.org/between-rocks-and-a-hard-place-seabed-mining-in-the-pacific/
[xx] https://www.lemonde.fr/international/article/2017/03/30/clipperton-petit-bout-de-france-delaisse-dans-l-ocean-pacifique_5103163_3210.html
[xxi] https://www.assemblee-nationale.fr/14/rapports/r4219.asp
[xxii] https://www.spf.org/islandstudies/research/a00025.html
[xxiii] https://www.assemblee-nationale.fr/14/rapports/r4219.asp#P259_22036
