Un fiasco stratégique dans l'industrie française de l'armement


La dépendance d'un pays en matière d'armement est une question fondamentale qui ne peut être reléguée au rang des problèmes secondaires. La volonté de faire des économies lancée sous le gouvernement Jospin et impulsée par le ministre Alain Richard, a abouti à un certain nombre de défaillances dont l'armée française a fait les frais. Durant un certain nombre d'années, elle a dû recourir à ses stocks de réserve dans sa gestion des munitions de petit calibre notamment pour ne pas affaiblir les forces déployées sur des théâtres d'opération extérieurs. Les munitions fabriquées sous licence étrangère se sont révélées moins performantes et même dans certains cas défaillantes. La spécificité de la munition française destinée au FAMAS et l'abandon de cette filière a été un premier cas d'école négatif.

La manière dont a été géré ensuite le cas de l'entreprise Manurhin est un  second cas d'école négatif. Combien en faudra-t-il d'autres pour démontrer que la notion de dépendance extérieure dans le domaine de l’approvisionnement en munitions de tous ordres est une erreur stratégique parce qu'il ne s'agit pas seulement d'un problème de marché mais aussi d'un problème de dépendance avec  les conséquences éventuelles de l'évolution de relations internationales dans un monde de plus en plus chaotique.

Leader mondial dans la fabrication de machines de production de munitions de petits calibres (de 5,56 à 12 mm) et de moyens calibres (jusqu’à 40 mm), la vente de la société française Manurhin au Groupe Emirates Defence Industries Company (EDIC) réalisée en août de l'année dernière révèle les incohérences du pouvoir politique français en matière de politique et d'industrie de défense et la répulsion des milieux bancaires français à financer des activités liés à la Défense nationale. Elle est également un effet collatéral de la décision d’arrêter la production du FAMAS et de remplacer celui-ci par le HK416F de fabrication allemande sur une base de carabine M4 américaine. Retour sur un exceptionnel gâchis.

 

Un marché des machines-outils en pleine expansion

Présente sur un marché caractérisé par une « phase de rééquipement » du parc de production     (50% du parc de machines ont entre 20 et 40 ans) estimé entre 500 millions et un milliard d’euros et par une augmentation de la demande de munitions depuis plusieurs années, Manurhin avait su redresser sa situation depuis 2010. Donnée morte au début de la décennie, la société, qui avait abandonné la fabrication de munitions et d’armes et s’était recentrée sur la fabrication de machines-outils, avait réussi à augmenter son carnet de commandes permettant quatre années d’activités, s’ouvrir à de nouveaux pays (Mexique, Turquie) et décrocher en 2013 son plus gros contrat de 60 millions de dollars aux Émirats Arabes Unis avec la construction d’une usine de production. Cela n’avait cependant pas suffit à sauver l’entreprise française quasi-centenaire, présente dans plus de 60 pays et sur trois continents. La vente intervenue en 2018 n’était donc pas liée à une conjoncture mauvaise du marché mais bien la conséquence de choix malheureux en terme politique, technologique et financier.

 

Les erreurs dans la prise de décision politique

En 2016, constatant que les munitions destinées aux armées étaient importées en totalité, le Ministre de la Défense Jean-Yves le Drian déclarait vouloir relancer une filière de production en s’appuyant sur trois groupes nationaux – Thalès, LobelSport et Manurhin. Ce projet, réponse à une « situation anormale » et véritable « question de souveraineté nationale » selon le ministre, devait répondre aux besoins accrus des différents ministères – défense, intérieur, justice et finances, et garantir les approvisionnements des forces armées françaises. Suivant les recommandations du rapport parlementaire de Nicolas Bays et Nicolas Dhuicq sur la question, la mise en place d’une telle filière nécessitait un investissement initial de 10 millions d’euros. Deux options de financement s’offraient alors : soit un financement intégral par les industriels partenaires du projet ; soit un financement public par l’État, notamment sur la partie machines-outils de Manurhin mais avec un risque de se mettre sous les fourches caudines de la Commission européenne. La rentabilité aurait été assurée par une production annuelle évaluée à 60 millions de cartouches. Pour conforter la réussite du projet, l’État s’engageait à effectuer des commandes régulières sur plusieurs années.

Le projet échoua cependant en 2017. Les réserves vinrent d’abord des partenaires industriels. Le P-DG de Nexter, Stéphane Mayer, qui émettait des doutes concernant la compétitivité d’une telle filière, refusa d’investir dans ce projet en fonds propres, compte tenu « des coûts très élevés » empêchant « d'atteindre une compétitivité suffisante par rapport à nos concurrents qui disposent déjà d'une base industrielle et de marchés ». Les réserves vinrent ensuite de l’armée elle-même en la personne du général Charles Baudoin, de la Division des plans et des programmes : « Le FAMAS était conçu avec sa munition et Nexter fabriquait les deux. L'arrêt de la filière relève d'un choix de politique industrielle qui se pose dans d'autres domaines. Peut-on maintenir toutes les filières et acheter systématiquement français ? Je ne le crois pas ». Le général de division soulignait également que le marché des armes de petit calibre était « assez erratique ». Avec cet échec, la France demeure toujours à ce jour tributaire en totalité d’approvisionnements étrangers, en particulier ceux du groupe américain Alliant Techsystems Inc. (ATK).

 

Les conséquences du désengagement de l’Etat

Sous l’impulsion de son P-DG Rémy Thannberger, Manurhin avait ouvert son capital en 2010 avec comme objectif de lever 5 à 10 millions d’euros afin de redresser la situation désastreuse dans laquelle se trouvait la société. Cette ouverture permit l’entrée de nouveaux actionnaires : L’État à travers Giat-Nexter et la Sofired, une société  d'investissement détenue par les dirigeants et un investisseur slovaque, Delta Defence, ce dernier ayant fait l’objet d’une validation de la part des pouvoirs publics.

Mais, à l'instar du chantier naval de Cherbourg, Constructions Mécaniques de Normandie, qui avait dû recourir à un consortium de banques russes et du Golfe pour obtenir des garanties concernant un contrat de 600 millions de dollars avec l'Arabie Saoudite, Manurhin connut les mêmes difficultés en matière de financement de son activité. Son P-DG accusait les banques de ne pas jouer le jeu. « Le secteur de la défense suscite la réticence des banques et cette tendance augmente quand il s'agit de PME dans l'armement ». Or, pour Manurhin, l’enjeu résidait dans le fait d’assurer ses contrats signés avec les clients afin de se prémunir de tout problème ultérieur dans leur exécution. Les réticences des banques françaises obligèrent la société alsacienne à trouver des solutions de financement à l’étranger. Pour Rémy Thannberger, le monde bancaire devait donc « faire sa révolution culturelle » car la participation de Manurhin au développement et à l’entretien de la base industrielle et technologique de défense (BITD) posait selon lui la question de l’impact du financement sur la souveraineté nationale.

En 2016, Manurhin connut un retournement de conjoncture. Suite à une perte de 16 millions d’euros, la Banque Populaire et BpiFrance donnèrent leur accord sur l’octroi de prêts bancaires, à condition de connaître l’identité exacte des actionnaires de Manurhin. Or la société mulhousienne fut incapable d’obtenir de Delta Defence ces informations. Hormis le conflit qui s’en suivit entre la Direction de Manurhin et son actionnaire principal, l’activité fut stoppée nette et le placement de l’entreprise en procédure de sauvegarde fut effectif en juin 2016, avec la mise en chômage partiel des salariés. En juin 2018 Manurhin était placée en redressement judiciaire.

Parallèlement aux déboires liés à l’actionnariat, les deux actionnaires publics se retirèrent du capital en 2016, malgré les avertissements formulés auprès des pouvoirs publics par le Délégué général à l’Armement Laurent Collet-Billon dès 2015. Ce retrait était censé  renforcer le positionnement de la direction au détriment de Delta Defence et permettre l'octroi de nouveaux financements via les banques, sans succès car le problème de l’identité des dirigeants de Delta Defence était toujours d’actualité. Le désengagement de l’État ne s’arrêta pas au retrait du capital. Manurhin n’avait reçu en effet aucune aide financière publique dès 2015, les 12 millions de garanties à l’exportation et les 2,8 millions sur les  5 millions promis au titre de l’article 90 du Trésor public  ayant été versés avant cette date.

La Direction essaya alors sans succès de faire entrer au capital d’autres sociétés européennes. Parmi les quatre repreneurs potentiels, le Belge New Lachaussée, le Groupe Odyssey Technologies, le Slovaque Delta Defence et le Groupe EDIC, ce fut finalement ce-dernier qui fut choisi par le Tribunal car il s’engageait à apporter 10 millions d’euros en capital, 25 millions en compte courant pour soulager la trésorerie et à conserver la plupart des emplois.

 

Un rachat qui pose question

Suite au rachat par EDIC, la production semble n'avoir toujours pas repris. Les salariés sont en effet en chômage partiel depuis plusieurs mois, malgré un carnet de commandes évalué à 100 millions d'euros au moment du rachat de la société. L'ancien directeur provisoire de MHR, nouveau nom de Manurhin, Marc Laur, avait annoncé dans la presse régionale le redémarrage de l'activité « fin 2019 ou début 2020 ». Son remplaçant, Patrick Goujeon, n'a pas communiqué depuis, malgré le rachat à Mulhouse de bâtiments pour une superficie totale de plus de 22000 m2 par le groupe émirati. En mars dernier, le député alsacien Bruno Fuchs a rendu public l’autorisation pour MHR d'exporter au Pakistan, qui s’ajoute à celle obtenue précédemment pour l'Egypte. En matière financière, le Groupe EDIC s'était engagé à injecter 10 millions d'euros au capital de MHR. A ce jour, seule la moitié a été versée. Le Ministère des Armées est toujours en attente du rapport d'activité annuel de la société MHR. Le Ministère  affirme ne pas avoir été en mesure d’établir un canal direct « ni avec la Manufacture du Haut Rhin, ni avec EDIC, qui ne dispose pas de bureaux en France ». La DGA a pourtant approché le point de contact opérationnel, mais « sans aucun retour à ce jour ». La question de la continuité de l’activité reste toujours aujourd’hui posée, malgré la présence de la société sur les salons internationaux Idex2019 à Abou Dhabi, IWA à Nuremberg et DSEI à Londres cette année.

Depuis les années quatre-vingt-dix, la France semble abandonner toute idée de maintenir une production nationale en matière d'armement individuel et de munitions. Le rachat de Manurhin par EDIC est un épisode supplémentaire du démantèlement de la filière. L’instabilité du marché des armes de petit calibre justifie l’abandon de toute production nationale en matière de munition et surtout de la fabrication des machines-outils de haute précision nécessaires à cette production. Les réticences des milieux bancaires à financer les industries de défense, la présence d’un actionnariat douteux malgré les contrôles effectués par l’État et le retrait des investisseurs publics au pire moment ont eu raison de Manurhin. La vente de la société alsacienne a donné une image désastreuse des pouvoirs publics, comme le démontre la réaction d’un cadre dirigeant du groupe Verney-Carron après l’annonce de la vente de Manurhin au groupe émirati: « Je suis scandalisé par la vente de Manurhin à l’étranger alors qu’un repreneur français présentait toutes les garanties et compétences ». Face au risque d’un actionnariat prédateur et des aléas du marché, Verney-Carron a misé sur le petit actionnariat pour sécuriser son capital tout en se diversifiant ses activités  autour de sa marque. Peut-être est-ce une partie de la solution.

 

 

Olivier Diebolt


 

Sources 
http://www.manurhin-group.com/fr/company/organization

https://www.franceinter.fr/economie/manurhin-la-saga-d-un-fabricant-d-armes-francais

http://btcpatrinotes.e-monsite.com/pages/un-peu-d-histoire/manurhin.html

http://www.geopolintel.fr/article2030.html

https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/si-si-jean-yves-le-drian-va-relancer-une-filiere-de-munitions-de-petit-calibre-made-in-france-652367.html

https://www.tracesecritesnews.fr/actualite/manurhin-en-bourse-le-retour-3891

https://www.20minutes.fr/economie/797408-20110930-lavenir-manurhin-ancien-fleuron-larmement-suspendu-bon-vouloir-letat

https://www.tracesecritesnews.fr/actualite/manurhin-arme-pour-l%E2%80%99export-21900

https://www.tracesecritesnews.fr/actualite/le-pilote-de-manurhin-devient-slovaque-26173

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https://www.capital.fr/entreprises-marches/comment-larmurier-manurhin-sest-tire-une-balle-dans-le-pied-1254827

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https://ripostelaique.com/mulhouse-larmurier-francais-manurhin-brade-aux-emirats-arabes-unis.html

https://www.lalsace.fr/haut-rhin/2019/04/03/manurhin-autorisee-a-exporter-en-egypte-et-au-pakistan

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http://forcesoperations.com/triste-centenaire-pour-lex-manurhin/

https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/exportations-d-armes-vers-l-arabie-saoudite-les-hypocrisies-de-l-allemagne-804544.html

https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/equiper-l-armee-francaise-d-un-fusil-allemand-une-erreur-602305.html