Encerclement cognitif par l’« agribashing »

 

 


Lorsque l’on interview les producteurs laitiers, il se ressent un mal être profond, une incompréhension quant aux causes de leur situation difficile actuelle. Il y a également un ressenti négatif de la population vis-à-vis de leur profession. « On nous a demandé de produire plus, en utilisant des traitements industriels » : il s’agit des directives de la Communauté Européenne, des politiques Français et des Industriels, « et aujourd’hui ce sont les producteurs les empoisonneurs ». De plus, par l’intermédiaire d’une guerre par l’information depuis plus de 10 ans, mais non comprise en tant que telle par la profession, les producteurs disent « un gros mal est fait par les médias, leurs communications déformées nous cassent constamment et nous n’en pouvons plus de cet « agribashing » constant. Aujourd’hui, je me demande si mon investissement depuis plus de 20 ans dans cette profession, a encore de l’avenir ; et je n’encourage pas mes enfants à poursuivre sur mes traces »

 

Bilan en 2019 de la guerre économique sur la filière laitière

L’Europe est le premier et un des trois seuls exportateurs mondiaux de lait avec la Nouvelle-Zélande et les Etats-Unis. La France est le deuxième producteur de lait en Europe après l’Allemagne. Les exploitations sont de plus en plus grandes, produisent plus et de meilleure qualité. Cependant, la situation des producteurs laitiers en France reste alarmante. Aujourd’hui le prix du lait en France est le même qu’il y a 30 ans. Le court du lait est en moyenne à 330 Euros à la tonne, alors que l’on devrait être à 450 Euros en Euros constant aujourd’hui. Effectivement, les exploitations sont plus grandes, les contraintes environnementales et sanitaires sont plus fortes et les contraintes sociétales, comme le bien-être animal, le bio, induisent des coûts de production toujours en hausse. De plus, les différentes attaques informationnelles depuis plus de 10 ans, provenant des Végan, des associations comme L-214, les discours anti-lait des nutritionnistes et diététiciens d’ONG comme PETIA, les mouvements environnementaux (prônant entre autre le sans pesticide, le sans médicaments, la protection de l’eau) engendrent une crise profonde des producteurs de laits, une baisse du moral de la profession quant à la viabilité et la durabilité économique de leurs exploitations.

Le bilan de ce travail de sape est clair sur le plan humain : un taux de suicides chez les producteurs de lait 30 fois plus élevé par rapport aux autres catégories professionnelles (statistiquement : un suicide tous les jours). C’est la deuxième cause de mortalité après le cancer chez les producteurs laitiers. Un producteur sur deux a plus de 50 ans ; 42% d’exploitations ont disparu  en moins en 10 ans, dont 20% dans les 5 dernières années (rapport officiel 2019 du CNIEL). Le moral de la profession est vraiment atteint ; il montre des signes d’abandon de leur combat car ils ont l’impression de ne pas pouvoir vaincre. Ainsi nous constatons que pour qu’une guerre par l’information réussisse, il est primordial de saper le moral de son ennemi. Cela répond à un principe de Sun Tzu : « Être victorieux dans tous les combats n’est pas la fin du fin ; soumettre l’ennemi sans croiser le fer, voilà le fin du fin. ». La situation actuelle des producteurs laitiers en est une illustration parfaite : les actions de guerre par l’information depuis plus de 10 ans sur la filière portent tous leurs fruits actuellement.

 

Les producteurs laitiers sont les victimes d’un encerclement cognitif réussi

Pour commencer, posons une définition de l’encerclement cognitif afin de faciliter notre compréhension et avoir une démarche « plus pédagogique ».  L’encerclement cognitif est une démarche, non visible, de ou des attaquants visant leur cible, sans que celle-ci ne puisse savoir d’où l’attaque provient directement. Il a pour but de détruire la légitimité, la crédibilité, et l’image de sa cible. Le cas des producteurs laitiers est un cas d’école d’un d’encerclement cognitif réussi : lors d’interview, la profession des producteurs n’est pas capable de définir d’où viennent réellement les attaques informationnelles et surtout à quelle fin elles sont mises en œuvre.

De plus, lorsque la profession déclare « On nous a appris et demandé de produire plus et aujourd’hui nous sommes les empoisonneurs », cela montre bien que le malaise de la profession vient de la réussite par un travail de sape lors de ces 10 dernières années, à détruire la légitimité, la crédibilité et l’image des producteurs Français ; c’est par ailleurs et sans aucune coïncidence la définition même du but de l’encerclement cognitif de l’attaquant pour sa cible. La cible a tellement bien été atteinte que la profession même n’attire plus les ressources et les repreneurs parmi les jeunes générations dans la production laitière. Si nous nous projetons dans l’avenir et que nous ne faisons rien pour contre-attaquer, dans 25 ans il n’y aura plus de producteurs. La France sera dépendante alimentairement et donc plus souveraine. La Chine aura racheté nos terres agricoles, comme cela est déjà le cas dans le Berry, afin de nourrir sa population.

 

L’entrée de nouveaux joueurs venant de la Silicon Valley

Il est important de connaitre ses ennemis et donc les commanditaires de cet encerclement cognitif. Un premier niveau d’analyse met en lumière les acteurs classiques de la filière, bien connus des producteurs de lait et de viande : ce sont les transformateurs (comme Lactalis, numéro 1 mondial, avec un chiffre d’affaire de 20,7 milliards d’USD en 2017) et les distributeurs (Auchan, Carrefour, Leclerc, etc.), qui se focalisent sur leurs marges, au détriment du coût des matières premières et de ceux qui les produisent. Il est maintenant important d’expliquer aux producteurs que l’encerclement cognitif dont ils sont les victimes et cette guerre économique qu’ils subissent, vient de commanditaires ayant des cercles d’influences et d’intérêts différents, mais qui se retrouvent sur un objectif principal : favoriser la cellule végétale au détriment de la cellule animale afin de s’ouvrir de nouveaux marchés pour continuer à croître économiquement, répondre aux besoins des actionnaires et rester ou devenir encore plus puissant.

Les premiers commanditaires sont les filières et multinationales étrangères faisant leur business sur la cellule végétale. Typiquement, on y retrouve les céréaliers qui y voient une opportunité d’augmenter leurs marges en vendant leurs produits pour l’alimentation humaine et non uniquement pour l’alimentation des animaux d’élevages. Ils ouvrent de nouveaux marchés en proposant des produits de substitution aux produits issus de la cellule animale comme la viande et le lait. On retrouve aussi dans ce premier niveau l’ensemble des filières internationales de production de viande et de lait concurrentes, qui vise à déstabiliser et détruire l’autonomie alimentaire du marché Français et Européen, afin par la suite de s’ouvrir facilement et sans résistance un nouveau marché, qui est à forte valeur ajoutée, car très mature en France et en Europe. Leurs actions de guerre par l’information, d’influence et de lobbying se retrouvent et s’expriment, de façon voilée, dans les différents accords internationaux (comme le CETA, le Mercosur, etc.) ou dans des actions de financement des ONG et associations ou autres intermédiaires pour déstabiliser la filière Française et Européenne.

Les deuxièmes commanditaires sont les nouveaux acteurs entrant ces dernières années dans le marché de l’alimentation : les grandes entreprises et les startups de la Silicon Valley. Ces acteurs (Bill Gates, Microsoft, Richard Branson, Virgin, et Jack Welch, General Motors) investissent massivement dans les startups de production de viande artificielle (comme Memphis Meats), et ont levé près de 1 milliard d’euros en 2018. Ils sont donc les commanditaires de loin les plus agressifs actuellement car ils sont non seulement à la conquête des parts de marché classique, mais aussi dans la création et le développement de la demande et du marché de la viande de substitution. Deux facteurs expliquent ces investissements massifs. Le premier, trop sous-estimé, est l’influence des contre-cultures californiennes pro végan sur les dirigeants des entreprises high tech (Pour exemple, Steve Jobs était un ardent végétarien, ou encore Mark Zuckerberg qui a adopté ce régime alimentaire depuis 2011), qui développe la culture d’investisseurs impliqués socialement : « gagner de l’argent tout en agissant pour une bonne cause ».

Le deuxième est l’ouverture d’un nouveau marché prêt à décoller : en effet, l’ensemble des financements d’actions menées via des associations et des ONG a permis de créer la demande sur ce nouveau marché (prendre de nombreuses parts de marché sur le marché mondial de la viande mais également créer un nouveau produit technologique), qui est estimée à plus de 110 milliards dans 10 ans (source Barclays). Les technologies de production de viande artificielle et d’industrialisation sont présentes et deviennes matures. Dans ce contexte, il est normal de voir des manœuvres de déstabilisation des filières viande et lait en France ainsi qu’une guerre par l’information anti viande afin de favoriser le marché des start-ups du secteur de la viande artificielle (Memphis Meats Beyond Meat, Impossible Foods, The Vegetarian Butcher, Moving Mountains). Pour exemple, le financement de deux associations américaines : l’Human League en 2016 et en 2017 l’Open Philanthropy Project fait un don de 1,1 million d’euros au profit de L214. Or, les mêmes fonds financent les start-ups de produits de substitution à la viande. Il n’y a pas de coïncidences dans cet exemple : en effet, par le biais de ses financements « philanthropiques », les entreprises de la Silicon Valley utilisent l’association L214 comme un « bras armé » en France et un outil efficace de déstabilisation de la filière d’élevage à des fins de guerre économique.

Enfin, les troisièmes commanditaires qui doivent être pris en compte car ils sont très puissants, influents, et quelle que soit la conclusion de la guerre entre la cellule végétale ou animale y voient des opportunités économiques : ce sont les grands laboratoires et leurs filiales qui vont pouvoir fournir les compléments, additifs et tous produits issus de la chimie de synthèse, afin de pallier les carences du « full » végétal et donc se créer de nouveau marchés et de nouveaux vecteurs d’accroissement économique.

 

Pistes de réflexions pour sortir de l’ornière actuelle

Alors en pistes de réflexion, et maintenant que nous avons de manière simple et rapide défini d’où viennent réellement les attaques informationnelles sur la filière laitière, il est intéressant de voir quelles seraient les pistes à mettre en œuvre pour sortir de cette situation.

Pistes à court terme :

 


  • Redonner de l’oxygène : entrer dans une stratégie d’investissements raisonnés et maîtrisés, s’orienter vers de la différenciation forte et vers des produits à haute valeur ajoutée. Travailler sur la trésorerie des exploitations afin d’être suivi financièrement par les banques, pour le développement matériel et technique mais aussi pouvoir investir sur de la main d’œuvre et donc se dégager du temps pour les aspects hors production : la vente, la communication, la négociation des contrats, l’image de son activité, l’analyse des investissements et des nouvelles contraintes du marché, afin de bien pouvoir y répondre et le plus réactivement possible.

  • Répondre au plus près aux attentes des consommateurs. Il faut bien comprendre qu’avec la révolution numérique et internet, le consommateur est informé et exprime ses désirs de manière directe et quasiment en temps réel. Nous sommes à l’air de l’immédiateté. C’est pour cela que rentrer dans une démarche telle que Bleu-Blanc-Cœur (BBC) répond aux attentes des consommateurs et répond aux besoins du producteur afin de ne pas vendre à perte et de dégager un chiffre d’affaire de sa production.

  • La démarche, l’association et la filière Bleu-Blanc-Cœur sont gérées par un collectif qui regroupe l’ensemble des acteurs de la chaine alimentaire (paysans, médecins, scientifiques, transformateurs, restaurateurs, consommateurs). Cela permet d’ assurer la traçabilité complète pour répondre au besoin de transparence et de qualité nutritionnelle pour l’homme, de respecter les normes du bien-être animal (animaux en pâturages plus de 200 jours par an, emploi des antibiotiques limités, interdiction d’additif issu de la chimie de synthèse), de diversifier et équilibrer la ration des animaux (avec des fourrages, des graines variées et tracées) afin de leur apporter une alimentation qui réponde au mieux à leurs besoins et favorise leur résistance aux infections. Enfin, cela permet de répondre aux besoins environnementaux : en diminuant l’empreinte carbone, en maitrisant son impact écologique, en rapportant de la biodiversité dans les champs, et en interdisant l’utilisation d’huile de palme et les OGM. Le tout avec une gouvernance.

  • Mettre en avant des modèles économiques viables localement afin d’en faire des succès stories permettant de redynamiser la filière, de donner envie aux jeunes générations de se lancer dans cette activité et d’apporter des arguments et des exemples pour avoir le soutien des politiques et des banques.



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Pistes à moyen et à long terme :

 

 


  • Mettre en place localement, puis régionalement, puis nationalement une vraie stratégie offensive du rapport fort au faible.

  • Sensibiliser les producteurs à la guerre par l’information.

  • Développer localement les circuits de communication, d’influence et le lobbying des pouvoirs publics, politiques, et économiques (chambre de commerces, etc.).

  • Investir dans des coopératives de transformation et pas uniquement de collectes, sous formes de parts afin d’avoir le bénéfice direct des marges suite à la transformation et de reprendre la main sur la fluctuation des prix du lait

  • Favoriser et développer un maillage local fort de circuit de distribution court, en favorisant les marchés privés et publics locaux.

  • Développer la distribution en direct par l’utilisation des nouvelles technologies. Investir dans la création de plateformes et d’applications mobiles permettant de commander les produits directement aux producteurs.

  • Changer et orienter la formation des producteurs laitiers. On a appris aux producteurs à produire mais pas à vendre, communiquer, négocier, influencer. Il y a un vrai problème là-dessus. Le producteur doit aujourd’hui être ou devenir bien plus que la personne qui travaille tous les jours dans les champs uniquement pour produire (sans congés, sans weekend, et une charge de travail seul sur son exploitation équivalente à deux temps plein).

  • Il doit être un vrai homme d’affaire, chef d’entreprise et d’exploitation au sens noble du terme, ayant du temps et les moyens de prendre du recul pour analyser, prévoir et développer son affaire. Ce qui n’est pas incompatible avec l’amour de la terre, du terroir, des plantes, des animaux et des ressources naturelles, mais bien au contraire, cela lui permettra de mettre en place des vecteurs de réussite, de différenciation et de valeur ajoutée sur sa production.

  • Renouveler les initiatives comme la loi alimentation. Certes, celle-ci n’a pas porté ses fruits par ruissellement de richesses jusqu’aux producteurs (méthode et idéologie qui ne fonctionne plus depuis 20 ans, mais que les politiques mettent toujours en avant, pour se dédouaner de leurs responsabilités, et jouer le jeu des puissants), mais elle permet de faire appréhender aux producteurs, les techniques d’influence et de lobbying des transformateurs et des distributeurs sur les politiques, afin de se donner les moyens d’être gagnants dans une prochaine loi.



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 Nous avons la chance en France d’être l’un des premiers mondiaux en termes de production, d’exportation et de qualité des produits issus de la cellule végétale et animale en 2018.

Sachons les faire cohabiter dans un équilibre naturel obligatoire. Comme le dit Philippe Legrand, professeur de biologie et de nutrition humaine à Agrocampus Ouest, « il ne faut pas opposer végétal et animal, car l’homme est omnivore. L’éviction de l’un ou de l’autre, c’est une prise de risque pour la santé. Il n’y a pas de mauvais aliment, tout est une question de dosage. Ce qui fait l’équilibre, c’est le menu sur plusieurs jours. »

Sachons rester, devenir ou redevenir des leaders dans le secteur alimentaire dans les années à venir. Le risque étant qu’après avoir laissé nos industries partir, nous fassions de même dans le secteur alimentaire. N’oublions pas comme le disait Charles de Gaulle « Un pays qui ne peut pas se nourrir lui-même n'est pas un grand pays ». Un pays dépendant n’est pas un grand pays quelle que soit le secteur (énergie, etc.) et la France doit avoir une véritable vision dans ce secteur stratégique, afin d’être vraiment souveraine et pérenne. Pour cela, il va falloir s’investir et se battre pour garder dans un premier temps notre indépendance alimentaire ; puis dans un deuxième temps, en faire un véritable outil de puissance économique.

 

Tomislav Pautard


 

 

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Bibliographie :

 

 


  1. HARBULOT Christian L’art de la guerre économique, Paris, VA éditions, 2018.

  2. CAVE BROWN Anthony, La guerre secrète, (1) Poche, Tempus, 2012.

  3. DUCREY Vincent, Le guide de l’influence, Editions Eyrolles, 2010.



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