La confrontation entre la Chine communiste et Taïwan

« Un homme dépourvu de sincérité et de fidélité est un être incompréhensible à mes yeux. C’est un grand char sans flèche, un petit char sans timon ; comment peut-il se conduire dans le chemin de la vie ? » Confucius.

Cet axe de pensée du célèbre philosophe chinois peut être représentatif du regard que le gouvernement de Pékin porte sur les États-Unis, en raison des relations que ce dernier entretient avec l’Etat de Taiwan. En effet, officiellement chinois depuis 1945, le statut particulier de Taïwan est la conséquence de l’échec de Chiang Kai-shek contre le régime maoïste. En 1949, la guerre civile chinoise se solde par la montée au pouvoir du Parti Communiste Chinois, et l’ancien leader nationaliste de la République chinoise s’exile de l’autre côté du détroit de Formose. Toutefois, ne pouvant se résigner à accepter sa défaite, Chiang Kai-shek continue de revendiquer la souveraineté chinoise sur l’ensemble du territoire. C’est l’une des raisons historiques qui rend la relation sino-taiwanaise si spéciale, traditionnellement résumée par la locution « un pays, deux régimes ».

Si les Américains n’ont pas souhaité engager de contact avec la Chine pendant trente ans, les enjeux géopolitiques et commerciaux en ont par la suite fait un allié, avant que les relations ne se dégradent. L’importance de l’Etat de Formose est de plus en plus capitale au regard des prétentions hégémoniques inextinguibles des Américains et des Chinois, se livrant une guerre stratégico-économique interminable.

L’exploitation par la Chine du schisme sino-soviétique pour affaiblir Taïwan

Au début des années 60, Pékin rompt avec Moscou pour des raisons de divergences idéologiques et stratégiques. C’est ce qui va en partie inciter  les Etats-Unis à se rapprocher de la Chine afin d’établir l’URSS. Cette manœuvre profita à la Chine communiste dans la mesure où la puissance américaine sera amenée à mettre progressivement en sourdine son soutien à Taïwan.

Pour tenter de limiter le soutien de la Chine au Nord-Vietnam et au Viêt-Cong, durant la guerre du Viêtnam, Richard Nixon se rapproche de Pékin. Cette politique se traduira par le début d’une relation commerciale et diplomatique entre les États-Unis et la Chine. En 1972, le Président américain se rend en Chine et une promesse de non-ingérence dans la souveraineté nationale est signée entre les deux Etats. L’une des dispositions phares du « communiqué de Shanghai » trouve son essence en la question du statut de Taïwan. Cet accord sera renforcé par deux autres communiqués promulgués en 1979 et 1982, incombant en substance à la première puissance mondiale la rupture des relations diplomatiques et l’annulation des traités signés avec Taïwan ainsi que la reconnaissance de la République populaire de Chine.

La tentative de double jeu américain avec la Chine et Taïwan

Bien que reconnaissant l’État de Formose comme chinois, les Américains signent en 1979 un accord d’armement à l’intention du gouvernement de Taipei, le « Taïwan Relation Act ». Justifiée par la nécessité de permettre à l’île d’assurer sa défense nationale, cette loi prévoit que les États-Unis « mettront à la disposition de Taïwan les articles et services de défense en quantité suffisante pour permettre à Taiwan de maintenir des capacités suffisantes en matière de légitime défense ».

L’ambiguïté de la relation est le fruit d’un flirt stratégique pour les Américains qui apaisent leur relation avec la première puissance asiatique tout en développant l’american way of life dans la culture taiwanaise, nourrie progressivement par des idées démocratiques et indépendantistes. La réponse chinoise ne se fît pas attendre. Pékin somme les États-Unis de cesser d’entretenir des liens commerciaux et militaires avec la République de Chine (nom officiel de Taiwan). En 1982, le gouvernement de Ronald Reagan prétend alors que la politique de vente d’armes ne se fera que sur du court terme. Toutefois depuis cette date, Washington n’a cessé de vendre des armes à Taïwan au risque de s’attirer les foudres de Xin Jinping, qui contrairement à Den Xiaoping, affiche avec fermeté son intention de récupérer l’île. Si l’ambivalence de stratégie outre atlantique semble offrir à Taiwan un allié tutélaire et un partenaire économique majeur, la République Populaire de Chine compte sur sa puissance géopolitique afin d’isoler Formose.

L’isolement diplomatique de Taïwan 

Pendant trente années, l’isolement de Taïwan va s’accentuer. En 2016, la Chine de Xin Jinping rappelle au monde que Taiwan est une province intégrante de son pays. La manifestation de ce désir se reflète au travers des nations qui rompent tout lien avec Formose. En effet, alors qu’en 1949, une grande majorité d’Etats reconnaissaient le gouvernement de Chiang Kai-shek, ils ne sont plus que 15 en 2020 (i). Par ailleurs, il s’agit principalement de petits Etats, tels que l’Eswatini en Afrique et le Paraguay en Amérique du Sud. Depuis 2016, le gouvernement de Taipeh a perdu 7 alliés.

Afin d’accomplir cette démarche visant à affaiblir l’île de l’autre côté du détroit, Pékin privilégie l’efficacité plutôt que l’innovation. Et l’efficacité en géopolitique est souvent synonyme d’argent. Les « nouvelles routes de la soie » est un projet emblématique du gouvernement de Xin Jinping visant à connecter économiquement l’Empire Céleste avec ses marchés éloignés, et notamment le continent sud-américain. Dépourvus des ressources suffisantes pour participer à ce projet d’envergure placé sous tutelle chinoise, le Salvador et la République Dominicaine ont été contraints de cesser les relations avec Taipei. L’opulence des prêts consentis (141 milliards de dollars) à destination du Panama, de l’Uruguay ou encore de la Bolivie offre à la Chine de sérieux arguments de négociation en matière de politique étrangère.

Le changement de politique des Etats-Unis à l’égard de Taïwan sous la présidence Trump

Le partenariat entre Taïwan et les États-Unis croit au rythme de la déflagration des relations entre Trump et Xin Jinping. En effet, Tsai Ing-wen, actuelle présidente pro-démocratie de l’île estime que l’alliance avec l’Amérique n’a fait que de se renforcer. Le rapport de force sino-américain s’illustre ici par la volonté de Washington de rappeler son hégémonie sur la scène internationale, en s’opposant frontalement aux aspirations chinoises. Outre les aspects géopolitiques et la nécessité de la présence occidentale dans cette zone stratégique qu’est la mer de Chine, le fait qu’une « province » chinoise tisse des liens de plus en plus étroits avec son plus grand rival est un message fort envoyé à Pékin. Récemment, un partenariat pour la circulation des talents ayant pour but d’attirer des étudiants et jeunes actifs a été conclu. Tsai Ing-wen désireuse de renforcer l’attractivité de son pays et d’acquérir de nouvelles techniques de savoir-faire compte renforcer l’exportation des cerveaux taïwanais. Enfin, les États-Unis ont accordé leur confiance aux cinq entreprises de télécom taïwanaises en matière de réseaux 5G dans le cadre du « Clean Network ». Un solide symbole à l’heure où le géant Huawei est considéré comme une menace pour la sécurité nationale états-unienne.

Le point diplomatique marqué par Taïwan dans la gestion de la pandémie

A l’instar du célèbre discours de John F. Kennedy à l’occasion des quinze ans du blocus de Berlin, le président du sénat tchèque Miloš Vystrčil a prononcé la phrase « je suis un Taïwanais ». Réel soutien tchèque voire européen ou influence américaine indirecte, cette phrase a fait couler beaucoup d’encre dans la presse internationale. L’élite politique formosane a profondément apprécié cette locution, synonyme d’appel à l’indépendance de l’État. La Présidente estime que son discours a « touché une corde sensible chez de nombreux taiwanais ». Cette visite a été considérée par le ministre chinois des affaires étrangères comme une « provocation » dont l’auteur devrait « payer au prix fort son comportement à courte-vue et ses spéculations politiques ». Cette entrevue sonne le début d’une nouvelle lignée diplomatique des pays occidentaux guidée par les américains. En effet, quelques jours plus tôt, le secrétaire américain à la Santé s’était rendu à Taipei. Une visite pleine de sens dans ce contexte de guerre froide entre les Chinois et les Américains, qui n’avaient plus envoyé un fonctionnaire de ce rang depuis 1979.

Une marche supplémentaire a été montée avec la signature d’un protocole de coopération sanitaire taiwano-américain en réponse au succès de la gestion de la crise du Covid19 par ces premiers. Pourtant, la démocratie formosane continue d’être délibérément exclue de l’Organisation Mondiale de la Santé. Le bras de fer entre les pays occidentaux et Pékin concernant le siège de Taiwan n’est pas récent. Sous la direction de Margaret Chan, directrice de l’OMS de 2007 à 2017, Taipei avait pu obtenir un statut d’observateur. Cependant, depuis la montée au pouvoir du Parti Démocratique Progressiste taïwanais, Xin Jinping a posé un véto sur l’admission de l’île à cette organisation. Soutenue par le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus (dont le passé communiste et ses étroits liens avec Pékin lui valent de vives critiques), la République Populaire de Chine voit son soft power conforté.

La guerre économique sino-américaine ou l’aubaine de l’indépendance économique taïwanaise

La tentative chinoise d’isoler diplomatiquement l’île a été couronnée d’un succès éphémère. La réponse de Trump, au mépris des dispositions des trois communiqués, s’inscrit dans un contexte de tensions commerciales, favorable au processus d’indépendance économique taïwanais. Le tempo de la guerre commerciale entre les deux puissances mondiales est rythmé par la partition stratégique de son chef d’orchestre, Donald Trump. Accusant la Chine de manipuler la monnaie pour favoriser les exportations et de se jouer des règles de l’OMC, son programme présidentiel s’est articulé autour de la volonté de réduire les importations chinoises. Le coup d’envoi des hostilités a été sifflé à mi-mandat. Les premiers mois de l’année 2018 sont marqués par une série d’augmentations des droits de douane sur un panel de produits chinois. La réaction de Xin Jinping ne se fait pas attendre et les relations commerciales sino-américaines s’enveniment.

De l’autre côté du détroit de Formose, les conséquences sont bénéfiques d’un point de vue économique et politique. Économique d’une part car, selon les calculs de l’ONU en 2019, les importations des produits taïwanais ont augmenté de 20% pour atteindre 4,2 milliards de dollars au premier semestre. De surcroit, la hausse des droits douaniers américains entraine un réinvestissement massif des entreprises formosanes dans leur Etat d’origine. La marge des entreprises devenues moins compétitives sur le continent, les entrepreneurs se sentent prêts à se relocaliser. Un renversement de mentalité animé par un désir de rayonnement national habite désormais les habitants de l’île. Taiwan joue ainsi sur les deux tableaux et n’est plus considéré comme un manufacturier chinois. Outre l’impact financier favorable, la relocalisation des entreprises sur leur sol natal permet de séparer davantage Taiwan de la Chine.

Outre atlantique, la réduction de la dépendance aux importations chinoises est une aubaine. D’une part pour limiter au maximum les relations économiques avec la Chine, d’autre part dans le but de conforter sa position d’allié avec Taiwan et pérenniser sa présence en mer de Chine méridionale. Mais Pékin, conscient de la stratégie taiwano-américaine, multiplie les efforts pour attirer les diplômés de l’île et conserver les entreprises étrangères présentes. Salaires mirobolants et avantages accordés aux entreprises constituent le dyptique du continent. Certes souple de prime abord, la Chine sait aussi convaincre par la dissuasion, en l’espèce fiscale. En effet, quitter l’Empire du milieu pourrait être économiquement désastreux pour les sociétés souhaitant sortir leur bénéfice du pays en raison des conséquentes factures fiscales imposées par l’Etat. Mais afin d’inciter certains secteurs stratégiques tels que la technologie de pointe, le parti démocrate progressiste taïwanais a annoncé un plan triennal visant à aider les entreprises d’Outre-mer à se réinstaller sur l’île.

Bien que la guerre économique sino-américaine offre un argument favorable au développement du dragon, le marché chinois continue de séduire grâce à une main d’œuvre à faible coût et des normes environnementales souples, favorables au développement des entreprises.

La culture taïwanaise ou le rejet de l’influence pékinoise

L’influence de la culture est péniblement évaluable tant elle est difficile à chiffrer. Cependant, son impact est un très bon indicateur du reflet de l’âme des citoyens, loin des considérations purement géoéconomiques. Force est de constater qu’en 2020, presque 59% des habitants de l’île se considèrent comme taïwanais et seulement 9% sont favorable à la réunification avec la Chine tandis qu’en 1992, 26% se revendiquaient chinois et 20% souhaitaient que l’Etat soit uni au continent. Ces chiffrent mettent en exergue le rapport de force entre les cultures chinoises et taïwanaises. En outre, Tsai Ing-wen souhaite que son peuple maîtrise aussi bien l’anglais que le mandarin d’ici 2030, et cela se caractérise par un enseignement de la langue de Shakespeare dès l’école élémentaire (x). L’internationalisation est devenue une priorité pour la jeunesse formosane, qui n’envisage pas seulement de voyager de l’autre côté du détroit. L’influence traditionaliste de Pékin est de moins en moins prépondérante et le peuple de l’archipel y voit une certaine méfiance au regard des récents événements survenus à Hong Kong. Par opposition, la culture occidentale et notamment américaine se développe à travers le tourisme, le cinéma où encore les fast food.

De surcroit, le lobby taïwanais à Washington se trouve renforcé par l’érosion des relations sino-américaines. En effet, plusieurs associations pro-taiwan trouvent écho auprès du congrès américain. L’envergure de ces derniers n’est pas négligeable et répond indirectement aux prétentions communistes d’isoler le dragon. Que le gouvernement états-unien multiplie les relations avec celui de Taipei est une chose, qu’il dégrade celles avec les pays étrangers qui rompent leur avec Taiwan en est une autre. Soutenu par Trump, le président d’un sous-comité du sénat sur les relations en Asie de l’Est, Cory Gardner a mis en place une stratégie visant à réduire les relations diplomatiques des pays qui abandonnent Taiwan en faveur du continent. Cette politique s’inscrit directement comme rivale à celle de Pékin précédemment évoquée concernant les pays sud-américains.

La main tendue aux dissidents de Hong Kong

Afin de rappeler sa formelle opposition au régime de Xin Jinping et soulignant son mécontentement vis à vis de Hong Kong, Taipei joue la carte de l’hôte démocratique. Bien qu’il n’existe pas de loi sur l’asile de ce côté du détroit, les visas taïwanais sont facilités pour les Hong-kongais. La démarche de Tsai Ing-wen est de souligner son attachement pour la démocratie et condamner indirectement les agissements de l’empire du milieu. Contrarié, Pékin a considérablement renforcé ses contrôles aux frontières maritimes afin de lutter contre ce flux migratoire. Les exilés s’exposent à la répression chinoise à l’instar des douze hong-kongais emprisonnés à Shenzhen pour avoir tenté de rallier illégalement Taipeh. Outre atlantique, Trump a unilatéralement rompu les accords commerciaux avec Hong-Kong et considère désormais les produits de l’ancienne colonie britannique comme chinois, dorénavant soumis aux augmentations douanières.

Le 8 octobre 2020, le rapport de force sino-taiwanais s’est exprimé dans son plus simple appareil. Alors que l’île célèbre sa fête nationale aux îles Fidji, une rixe éclate entre deux diplomates chinois et des représentants du commerce de Taiwan. Dans le contexte actuel teinté d’exercices militaires dans les airs formosans, l’archipel doit-elle considérer cette altercation comme les prémices d’un conflit armé ?

Outre une guerre commerciale frontale, les deux superpuissances se servent de leurs atouts afin de faire pression sur les autres Etats dépendants pour mener à bien leur stratégie géopolitique. Alors que la partie d’échecs (ou jeu de go selon le point de vue) semble tourner en faveur de la démocratie, la Chine dispose encore de sa pièce maîtresse en ce qu’elle n’est pas tributaire d’un changement de politique étrangère tous les quatre ans. Xin Jinping est patient et se dit prêt à récupérer Taiwan par la force dans les dix prochaines années.

 

Maxime Blanquet

 

i : Le dessous des cartes. La Chine s’accaparera-t-elle Taïwan ?

ii : podcast de Laurent Amelot