La décarbonation des autoroutes : mythes et encerclement cognitif écologique

La décarbonation des autoroutes paraît être un sujet central pour le secteur et les sociétés concessionnaires qui exploitent le réseau pour le compte de l’Etat. Encore récemment, un des plus gros opérateurs, Vinci autoroutes, chiffrait les besoins à 63 milliards d’euros. L’enjeu n’est donc pas neutre. Le problème est que, à bien y regarder, les propositions sur la table relèvent de mythes économiques et écologiques, voire de contresens. La décarbonation des autoroutes est certainement un besoin. Mais les solutions évoquées aujourd’hui conduisent en réalité à une « surcarbonation ».

Il ne s’agit pas ici de discuter de l’enjeu de décarboner ou non les secteurs des transports qui intègrent les déplacements sur les autoroutes. Les données parlent d’elles-mêmes et montrent un besoin. Mais ce qui frappe d’emblée c’est la bataille de chiffres qui tendent à accentuer (artificiellement ? ou démesurément ?) le besoin.

La bataille des chiffres à l’appui du besoin.

Selon le Ministère de la transition écologique, les transports (routiers, ferroviaires et maritimes) constituent à eux-seuls plus de 30% des émissions carbones totales annuelles en France à la fin de l’année 2021. Les grandes masses issues de ces études concourent à étayer ce constat et témoignent d’un encerclement cognitif.

Encerclement cognitif sur les émissions carbone des véhicules particuliers

Les transports routiers seraient particulièrement responsables de la situation et résumeraient à eux seuls le problème. Il est ainsi considéré que « 97 % des émissions de GES induites par les transports sont constituées de CO2 provenant de la combustion de carburants. Les transports routiers contribuent à la quasi-totalité (94 %) des émissions du secteur des transports ». Assurément, les transports par des véhicules des particuliers et donc empruntant le réseau autoroutier paraissent « plomber » les données relatives aux émissions de CO2 annuelles en France.

Ces données sont d’ailleurs reprises aujourd’hui par les études commandées par les sociétés gérant les infrastructures d’autoroutes et destinées à justifier les plans de décarbonation. Si l’on en croit ces sources, experts mandatés en chaîne par les sociétés, les déplacements assurés par les véhicules des particuliers seraient donc à l’origine de la majorité des émissions carbones du transport chaque année en France. Il en résulterait une nécessité indiscutable : il faut « changer nos déplacements ».

A l’appui de la démonstration viennent ensuite des arguments de santé publique, souvent non sourcées mais symboliques et donc susceptibles de capter l’attention au service de la création d’un besoin. Certaines études montrent ainsi que « la pollution de l’air entraîne chaque année le décès prématuré de 48 000 personnes, ce qui correspond à pas moins de 9 % de la mortalité globale dans le pays. En 2018, l’OMS estimait quant à elle que l’exposition aux particules fines a entraîné le décès de près de 8 millions de personnes » ... sans que l’on sache si ces données sont la résultante des émissions carbones liées aux transports (l’ensemble ou seulement ceux liés aux routes ?) ou à l’ensemble des industries et des modes de vie de la totalité de la population de la planète.

Les ressorts de la démonstration (tronquée) sont connus. Pourtant l’analyse devrait gagner en détails. Ainsi, si ces chiffres concernent les transports, cela englobe-t-il l’ensemble du secteur ? Ferroviaire, aérien, routier ? Dans le cas des transports routiers, les autoroutes ou l’ensemble des routes ? Si ce ne sont que les autoroutes, les déplacements visés concernent-ils le transport commercial et/ou des particuliers ? On comprend rapidement avec ces questions que le diable se cache dans les détails et les chiffres sont têtus. Ceux relatifs aux déplacements des véhicules sur le réseau autoroutier – qui serait donc à décarboner – méritent d’être repositionnés / précisés.

La réalité des chiffres

Si on reprend les analyses publiques, les résultats sont moindres que ceux présentés plus haut et véhiculés par plusieurs canaux de diffusion. Les déplacements sur les autoroutes représentent à eux seuls uniquement 7% du total des émissions carbones annuelles. Le chiffre est éloquent et particulièrement décalé par rapport aux études commandées par les opérateurs. Mais cette donnée réelle est aisément compréhensible car les autoroutes représentent seulement 1% du réseau routier français et seulement 30% des distances parcourues (données qui sont d’ailleurs présentées dans ces mêmes études mais sur lesquelles la communication est étonnamment plus faible).

Allons plus loin dans l’analyse détaillée : dans ces 7% d’émissions carbones liées au transport sur autoroutes, 54% provient des véhicules particuliers, 25% des véhicules poids lourds, 21% des véhicules utilitaires légers. Autrement formulé, les déplacements des véhicules particuliers sur autoroutes représentent 3,8%, les poids lourds 1,75% et, enfin, les véhicules utilitaires légers 1,47% des émissions carbones annuelles totales en France.

Il y a certainement là un levier de décarbonation et le transport autoroutier est sans aucun doute un élément d’une stratégie plus globale. Mais les derniers chiffres tendent très largement à pondérer l’enjeu.

Et pourtant, sur la base des données précédentes, les opérateurs gestionnaires des autoroutes insistent sur le besoin et phosphorent pour proposer des plans de décarbonation ambitieux. Le concours Lépine du verdissement des transports autoroutiers est ainsi lancé. Quelles sont les solutions sur la table ?

Un plan de « surcarbonation » proposé par les opérateurs

Le plan de décarbonation présenté le 25 novembre 2021 par l’un des plus gros opérateurs, Vinci autoroutes, donne des éléments de réponse. Trois axes structurent les propositions. Le premier consisterait à faciliter les flux de circulation avec deux idées : inciter le public à avoir recours au covoiturage et créer des couloirs de circulation des véhicules de gros gabarit en cas de ralentissement. Le second vise à définir une politique globale d’implantation de panneaux photovoltaïques le long du réseau, les toitures et parkings des aires. Enfin, le dernier s’organiserait autour du déploiement du parc de bornes de recharge électrique pour les véhicules particuliers. Le plan est ambitieux, tout comme son coût estimé entre 60 et 65 milliards d’euros. Mais certaines propositions contenues dans le plan de décarbonation ci-dessus ne semblent pas novatrices, au contraire. D’autres révèlent des contresens évidents. Ou comment les mythes dépassent la réalité. Reprenons dans le détail.

Les limites évidentes du covoiturage

Est-il besoin de revenir sur l’idée (sic !) que favoriser l’essor du covoiturage auprès du public serait opportun pour réduire les émissions CO2 lors des trajets sur ce réseau ? La solution paraît a priori convaincante. Mais les derniers chiffres montrent les limites du dispositif : moins de 10% des trajets longue distance sont effectués grâce à cette solution et les prévisions à moyen terme paraissent très stables. La culpabilisation environnante à cette proposition pourrait même conduire les plus récalcitrants majoritaires à considérer que, au mieux, la dogmatique écologique a ses limites, au pire que l’encerclement cognitif sur ce sujet est arrivé à son paroxysme. L’automobiliste n’a pas besoin d’être accompagné. Il sait se responsabiliser. Cette première proposition risque dans ce cas de desservir le besoin.

Le photovoltaïque : les biais d’une solution contradictoire

Penchons-nous maintenant sur la seconde qui semble être plus concrètement une solution significative pour opérer la décarbonation proposée par les opérateurs. Le remède serait donc d’installer des panneaux / centrales photovoltaïques le long du réseau et sur les aires d’autoroutes. L’emprise au sol serait importante : 700 à 800 hectares pour générer 700 MegaWatt. Mais quel est l’avis des ingénieurs conseils et spécialistes du sujet ? La solution est-elle optimale selon eux ? Difficile à dire…. Il était encore récemment expliqué aux membres de la représentation nationale que le coût carbone des panneaux et de leur installation, lorsque les matériaux sont produits en Chine, atteint 30 ans. Soit. Mais quelle est la durée de vie de ces mêmes panneaux avant qu’ils ne soient remplacés ? La réponse est édifiante : 25 ans en moyenne. Autrement formulé, l’énergie « verte » produite par ces panneaux photovoltaïques ne permettrait pas de compenser leur empreinte carbone de construction. Et encore, ne sont même pas évoquées ici les solutions de recyclage qui ne sont toujours pas optimales (sauf s’ils sont construits avec du sable alors que cette matière première est aujourd’hui rare et intégrée dans une guerre économique de premier ordre). Solution efficiente ou mythe écologique ?

Bornes de recharge : Solution inopérante à court terme

Venons-en maintenant à la solution consistant à déployer des bornes de recharge électrique sur les aires de repos. Ce n’est pas le sujet le moins intéressant. Au contraire. En février puis en septembre 2021, le Gouvernement imposait aux opérateurs d’implanter 100 000 de ces bornes d’ici fin 2022. La politique de déploiement est ambitieuse. Mais est-elle seulement optimale ? Le doute est permis. Une démonstration relativement simple permet de le comprendre.

Une borne de recharge est amortie économiquement (coût d’investissement) et écologiquement (empreinte carbone de construction et d’installation) si elle permet 8 recharges par jour, soit 3 000 par an. Au 31 décembre 2021, le réseau autoroutier disposait de 50 000 bornes tandis que la flotte de véhicules particuliers 100% électriques était estimée en France à 350 000[i]. Autrement formulé, si chacun de ces véhicules venait en se charger 1 fois par jour sur le réseau autoroutier en théorie (ce qui est impossible car les personnes se chargent aussi à leur domicile ou en ville), chaque borne du réseau accueillerait seulement 7 recharges quotidiennes avec le parc de bornes existant. On peut aisément conclure que : 1) les bornes déjà présentes sur le réseau ne sont pas à ce jour amorties, ni économiquement, ni écologiquement ; 2) le projet est surdimensionné pour le moment. Dès lors, vouloir augmenter le parc de 50 000 bornes supplémentaires au cours de l’année 2022  apparaît comme un non-sens écologique. Mais l’incongruité de ce plan ne s’arrête pas là. Il est aussi nécessaire de se demander quand le réseau aura réellement besoin de ces bornes en nombre suffisant. Selon les études les plus admises, le nombre de véhicules 100% électrique devrait être de 15 millions en 2035 en France (les prévisions sont revues à la baisse en raison la politique fiscale incitatrice en matière de véhicule hybride, ce qui repousse d’autant le déploiement des voitures complètement électriques qui sont les seules à avoir réellement besoin de ces bornes sur le réseau autoroutier).

Maintenant, ajoutons un autre paramètre : la durée de vie d’une borne de recharge avant son remplacement est estimée à 10 ans, soit pour les bornes actuelles une obligation de remplacement entre 2030 et 2035. Le problème est alors double. D’une part, les bornes existantes sont sous-utilisées, on l’a vu. D’autre part, les besoins en termes de bornes de recharges seront constatés … le jour où il faudra remplacer celles qui sont en train d’être implantées car elles seront inutilisables !

Des mythes disions-nous… Et pourtant, le coût de cette mesure n’est pas neutre : 500 millions d’euros payé par le contribuable (le financement est assuré par l’Etat) qui est aussi usager du réseau autoroutier et s’acquitte donc déjà des péages.

Quelles solutions pérennes pour protéger des infrastructures de souveraineté ?

Encore une fois le sujet n’est pas binaire. Il ne s’agit pas d’être pour ou contre la décarbonation des transports. Le besoin paraît avéré. Il s’inscrit d’ailleurs dans une stratégie globale définie au niveau de l’Union européenne. Dès lors, l’objectif est plutôt de mesurer l’efficience pour trouver les solutions pertinentes. Celles proposées pour l’instant en France ne le sont pas de toute évidence. Comment s’en sortent alors nos voisins européens ou les autres pays de référence ? Quelles techniques ou décisions ont-ils adopté ?

Les solutions à coût neutre / relatif

La première mesure qui paraît produire des effets et qui est parfois érigée en dogme politiquer est celle de la baisse de la vitesse maximale sur le réseau. Des pays comme le Canada ou encore à Québec ont d’ores et déjà mis en œuvre cette solution. Ces derniers ont développé d’autres techniques utiles comme réserver une voie centrale aux transports collectifs ; solution que l’on pourrait élargir certainement aussi aux transports de fret par les véhicules poids lourds.

Le mérite de ces deux premières propositions est que leur coût très relatif, voire quasiment nul car il procède soit d’un changement d’habitude des conducteurs, soit d’un réaménagement des voies existantes. Elles peuvent être couplées avec l’incitation au report sur le transport collectif (qui nécessite toutefois plus d’investissements s’il n’est pas développé ou suffisant sur un territoire donné).

Dans la lignée d’une maîtrise du coût de la décarbonation des autoroutes, le flux libre (passage des péages sans arrêt pour le paiement) pourrait là aussi être intéressant. L’expérimentation menée actuellement s’inspire largement du modèle mis en place dans d’autres Etats européens comme le Portugal.

Mais peut être que la solution la plus optimale consisterait à suspendre tout simplement les travaux d’élargissement ou d’agrandissement du réseau. En effet, le coût carbone est évident car ils entraînent une augmentation des flux et, surtout, nécessitent des travaux qui génèrent d’autant des émissions carbones (voir le cas de l’Autriche ou les discussions entourant certains projets en France). La solution est neutre financièrement mais suppose l’existence d’un réseau suffisant en amont.

Les solutions (à coût substantiel) non maîtrisées

D’autres solutions sont envisageables mais avec, toutefois, un coût substantiel d’aménagement du réseau et des infrastructures du transport autoroutier. Ainsi en Allemagne, sous l’impulsion de Siemens et Mercedes, tout comme en Suède ou en Belgique se développent des voies avec caténaires dédiées aux véhicules poids lourds. Mais elle ne peut concerner tous les véhicules en raison des différences de hauteur.

D’autres développent une technologie de recharge des véhicules électriques par la route elle-même ; la première expérimentation portant sur un tronçon entre Milan et Bresse. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les gestionnaires français des autoroutes se rapprochent en ce moment de sociétés capables de développer cette technologie. Mais trois limites : 1) toutes les contraintes techniques (chaleur de l’enrobé ; distance entre le câble électrique et les véhicules...) ne sont pas levées ; 2) les expériences d’autoroutes intelligentes ne sont pas toutes couronnées de succès comme le montre le cas de l’Angleterre ; 3) on s’étonne que le propriétaire du réseau (l’Etat) ne protège pas ces infrastructures de l’intégration dans ces nouveaux process de sociétés étrangères sans aucune garantie industrielle, ni de prise en compte des coûts ou des retombées économiques possibles alors que nous parlons d’un élément de souveraineté.

Un élément de souveraineté à plusieurs titres. D’abord patrimonial puisque le réseau est estimé à 150/200 milliards d’euros. Ensuite parce qu’il permet d’assurer la continuité territoriale pour le commerce (fret, déplacements professionnels...). Enfin technologique car nous parlons là des infrastructures ayant permis le déploiement de 95% du réseau de la fibre.

Ces quelques éléments montrent tout l’enjeu du sujet.  Finalement, les propositions formulées aujourd’hui dans les plans de décarbonation présentés ces derniers mois par les opérateurs montrent qu’il est grand temps de repenser le sujet et les réponses à y apporter. Mais ceci ne se fera qu’à une condition : dépasser les mythes écologiques attenant aux intérêts économiques afin de définir des solutions pérennes pour ces infrastructures nécessaires à l’indépendance de l’Etat.

 

Martine Hervéal

 

Note

[i] Les véhicules hybrides ne sont pas inclus dans ce chiffre. En effet, par principe, ils n’ont pas vocation à utiliser de manière significative les bornes sur le réseau autoroutier. Deux raisons l’expliquent. En premier lieu en raison leur autonomie électrique qui est limitée. En second lieu, la sociologie des transports permet de conclure que le bilan coût (non pas pécuniaire, mais en perte de temps) / avantage (autonomie limitée) conduit les particuliers à utiliser majoritairement leur moteur thermique et privilégier leur recharge soit à leur domicile, soit leur lieu d’activité professionnelle ou de vacances.